Lionel Sabatté, ramasser collectionner
(2018)


– Raymond Queneau, vous êtes poète, romancier, philosophe, mathématicien, encyclopédiste… Qu’auriez-vous aimé être d’autre ? – Un peu de poussière dans le creux de la main.




Je ne compte plus le nombre de proches, découvrant ces images d’Israel Arino, de Jacob Aue Sobol, de Khalil El Ghrib ou de Sybren Vanoverberghe acquises depuis l’automne, les qualifier d’inquiétantes et me demander si je ne me sens pas mal de vivre au milieu d’elles. Elles ont notamment rejoint ce masque burkinabé qui effrayait déjà ma sœur et qu’elle voulut immédiatement que j’enlève du mur de ma chambre chez nos parents le jour où elle s’y installa. Déjà à l’époque, ce masque ne m’effrayait pas mais plutôt me fascinait. Comme aujourd’hui ces images. Car, à tout prendre, je ne les crois pas inquiétantes ; je les vois inquiètes.
 
Au-delà des deux chemins que fraye cette collection (les visages et les lieux), son critère de sélection pourrait être l’indécidable, la propriété qu’ont ces images de ne jamais être univoques ni identiques, et nous, face à elles, de ne jamais vraiment savoir ce que l’on regarde (ou ce qui nous regarde) avec certitude. Il y a des images qui endorment, qui apaisent (les images d’une religiosité béate en sont certainement l’exemple suprême) ; et, par leur absence de contraste, beaucoup des images de la collection en auraient l’apparence. Mais il faut pourtant s’attarder devant elles, et vivre cette expérience du temps qui fait remonter leur inquiétude. C’est la dégradation à l’œuvre dans les photographies d’Israel Arino ; l’informe, voire l’informel, en tension dans le dessin de Khalil El Ghrib. Et ce n’est pas qu’une affaire de matière : car face à la photographie de Jacob Aue Sobol, au-delà de son fort contraste qui fait saillir d’un espace arcanien le visage de cette femme, une indécision suprême saisit le spectateur qui ne saurait dire si elle est morte ou endormie, décapitée ou rêveuse.


Ces images sont inquiétées par la lumière qui, sur des fonds si noirs, provoque au fil de la journée le surgissement ou le repli des visages et des objets et travaille donc la profondeur de supports pourtant si fins. Elles le sont par le regard du spectateur dont la vision de loin n’est pas la même que lorsqu’il vient y chercher un détail qui se dissout à mesure qu’il s’en approche. Elles sont inquiétées par leur technique : l’extrême fragilité du vernis de collodion sur les ambrotypes menaçant de s’écailler. Elles le sont enfin par leur matière dont l’origine naturelle ou organique ne les met guère à l’abri d’imprévisibles transformations avec le temps. Je comprends alors que ces images puissent laisser intranquille : elles maintiennent l’esprit éveillé. Et si une collection en dit beaucoup sur son collectionneur, il s’agit moins d’un simple reflet que d’un renoncement de soi (pour l’avancement de soi-même, peut-être) dans l’univers de chacun de ces artistes.




Il n’y a donc aucun hasard à ce que soit accroché aujourd’hui ce dessin de poussière de Lionel Sabatté tant il résume les affinités de l’art que nous allons déplier. De loin, c’est un dessin, avec ses lignes et ses pleins, ses traits et ses estompes. De près, la vision n’est plus la même : c’est de la poussière, des moutons et des cheveux. Voilà pourquoi, à propos de Sabatté, on cite souvent l’article de Georges Bataille publié en 1929 sous le titre Poussière et qui commence par une image résolument jouissive :

Les conteurs n’ont pas imaginé que la Belle au bois dormant se serait éveillée couverte d’une épaisse couche de poussière ; ils n’ont pas songé non plus aux sinistres toiles d’araignée qu’au premier mouvement ses cheveux roux auraient déchirées. Cependant de tristes nappes de poussière envahissent sans fin les habitations terrestres et les souillent uniformément : comme s’il s’agissait de disposer les greniers et les vieilles chambres pour l’entrée prochaine des hantises, des fantômes, des larves que l’odeur vermoulue de la vieille poussière substante et enivre.


Le visage de Lionel Sabatté, dont je m’aventure à croire qu’il est celui d’une femme, n’est donc, matériellement, que de la poussière. A l’inverse de la Belle au bois dormant, visage qui accueille la poussière, c’est ici la poussière qui, mise en forme, fait visage. C’est-à-dire un composé de terre, de peaux mortes, de cheveux, de rognures, de textiles, de débris d’insectes, de poils, de plâtre, de suie, de toiles, de plumes, de duvets, de pollens, de moisissures, d’acariens, bref une matière en elle-même si hétérogène et si vivante, si humaine et si animale à la fois, qu’elle est, par nature, d’emblée, informe, et d’ailleurs mieux caractérisée par la négation : parfois impalpable, immatérielle justement, imperceptible, inachevée. Lionel Sabatté a ramassé cette poussière à la station de métro parisien Châtelet-les-Halles dont on dit qu’elle est l’endroit du monde où passe le plus de personnes chaque jour. Une forme de poussière universelle, donc, selon son expression, trace d’une humanité qui a déjà changé, puisque, depuis le temps de la récolte, il y a à peine un an, combien de ceux, humains, animaux ou insectes, que ce tas de poussière connote, sont morts ou se sont transformés ? Sabatté s’inscrit donc dans cette famille d’artistes, de Kurt Schwitters à Khalil El Ghrib, dont le geste premier de l’œuvre est de se baisser pour glaner sa matière au milieu de flâneries plus ou moins réglées et plus ou moins urbaines.

L’artiste évoque aussi un problème des plus pratiques : il y a dix ans, quand il ramassait de gros tas de poussière pour en faire ses grandes sculptures animales, la tâche était aisée, il n’y avait qu’à se baisser. Mais depuis que la station de métro a été rénovée, son aération est bien meilleure, il y a moins de poussière et elle est donc plus fastidieuse à récolter. Au-delà d’une réflexion amusée sur l’urbanisme, ou comment un progrès de santé publique (ici mesuré par un artiste) met en péril son travail, c’est le second paragraphe de l’article de Bataille, dont on fait trop souvent l’économie, qu’il faut lire :

Lorsque les grosses filles « bonnes à tout faire » s’arment, chaque matin, d’un grand plumeau, ou même d’un aspirateur électrique, elles n’ignorent peut-être pas absolument qu’elles contribuent autant que les savants les plus positifs à éloigner les fantômes malfaisants que la propreté et la logique écœurent. Un jour ou l’autre, il est vrai, la poussière, étant donné qu’elle persiste, commencera probablement à gagner sur les servantes, envahissant d’immenses décombres des bâtisses abandonnées, des docks déserts : et à cette lointaine époque, il ne subsistera plus rien qui sauve des terreurs nocturnes, faute desquelles nous sommes devenus de si grands comptables… (Et Bataille d’ajouter, dans une première version manuscrite jamais publiée, que l’homme ne vit pas seulement de pain mais de poussière…).

Tout est dit. L’urbanisme positif contre les besoins de l’artiste. La tyrannie du propre et du présent contre la survivance des fantômes. Cette crainte positiviste de la poussière s’explique peut-être par le fait qu’un seul grain, c’est bien connu, peut gripper tout un mécanisme. Mais c’est aussi que son indécision matérielle, sa capacité à faire remonter le passé au présent, en font l’exemple sublime du principe d’équivoque, d’incertitude et d’indécidable dont je parlais à propos des autres images qui maintenant entourent celle de Lionel Sabatté et dont elle condense les problématiques. On ne savait pas que c’était un visage de poussière ; même en le sachant, on ne sait toujours pas bien de quoi il s’agit. L’esprit de la collection se nicherait dans le Tant mieux qui suivrait.


La poussière est mouvement. Celui de son étymologie grecque, pellein, qui évoque l’agitation et le remuement. Ceux qu’observaient déjà Lucrèce dans un magnifique passage de son De rerum natura qu’il faut citer ici par gourmandise :

Observe en effet toutes les fois qu’un rayon de soleil se glisse et répand son faisceau de lumière dans l’obscurité de nos demeures : tu verras une multitude de menus corps se mêler de mille manières parmi le vide dans le faisceau même des rayons lumineux et, comme engagés dans une lutte éternelle, se livrer combats, batailles, guerroyer par escadrons, sans prendre trêve, agités par des rencontres et des divorces sans nombre : tu pourras conjecturer par là ce qu’est l’agitation éternelle des corps premiers dans le vide immense, pour autant qu’un petit fait peut nous fournir un modèle des plus grands et nous mettre sur la trace de leur connaissance.

Mouvement, agitation, lutte : l’intranquillité et l’inquiétude ne sont pas loin. Mouvement qui s’inscrit nécessairement dans une durée : la poussière navigue lentement, comme il faut du temps aussi pour saisir les strates des images changeantes dont nous parlons. Mouvements enfin de cette matière vivante, sans contour ni figure, dans laquelle on observa au microscope, dès 1590, un acarien émeutir (le mot est ancien mais il est savoureux, pour les relents d’émeute qu’il convoque), c’est-à-dire excrémenter, décharger de soi, aussi bien qu’on estime qu’ils sont, dans un seul grain de poussière, entre deux et dix-mille à coïter ensemble. La poussière, de part sa composition, ne nous est donc pas étrangère, et s’il est bien connu que nous retournerons à cet état, il n’est pas anodin que jusqu’à la fin du XVIIème siècle, on crut à une origine poussiéreuse des êtres vivants, une sorte de génération depuis la pourriture.



Voilà, pourrait-on dire, ce que convoque la poussière dessinée par Lionel Sabatté, auquel il nous faut maintenant revenir. Car ce n’est pas seulement une matière, mais aussi un visage. Un visage inquiétant, peut-être, immédiatement rapproché de ceux dessinés par Schiele il y a un siècle. De tous ceux crées par l’artiste, celui-ci compte le moins de matière, le moins de poussière, c’est donc celui qui est le moins immédiatement lisible en tant que forme et visage. C’est sans doute aussi pour cela qu’il fut choisi : l’indécidable encore pour principe inconscient.



Regardons ce visage comme un dessin, qui réconcilie d’ailleurs les partisans un peu rigides du coloris (j’avoue en avoir été) et ceux du dessin. Il est gris. Or, le gris est intrinsèquement une couleur incertaine, qui réunit toutes les autres (car on sait bien qu’un mélange de toutes les couleurs ne donne pas du noir). Si harmonieux qu’il en est gris – gris comme la nature, gris comme l’atmosphère de l’été, quand le soleil étend comme un crépuscule de poussière tremblante sur chaque objet, écrivait Baudelaire à propos d’un tableau marocain de Delacroix. Or, il y a, dans les arts, un genre qui révère le gris : la grisaille. Genre pour lequel Karel van Mander parlait de couleur morte ; d’art sans couleur. A partir du milieu du XVIème siècle, en Europe du Nord, la grisaille se répand comme un genre autonome et non plus seulement comme l’étude préliminaire d’une œuvre en couleurs ou l’imitation de matériaux comme la pierre. Prisée des artistes qui les réalisaient souvent pour eux-mêmes ou pour des proches, la grisaille servait à impressionner le spectateur devant la maîtrise technique, sans recours à la couleur ; invitait à la curiosité de comprendre comment était faite une peinture ; et encourageait à une plus grande concentration sur le sujet portraituré.


Etrangement, ces considérations ne sont pas si éloignées du dessin de Lionel Sabatté, destiné, comme les grisailles de l’époque, à une délectation personnelle et plus intimiste. Il y a sans doute un esprit de gageure à vouloir, à côté de sculptures plus ou moins monumentales, décliner cette esthétique de la poussière dans des œuvres de petit format, plus dépouillées, qui permettent d’en travailler un autre versant. Il y a aussi, peut-être sans le savoir, ce que cette œuvre permet de comprendre de la composition générale d’un dessin ou d’une peinture (la fameuse tension historique entre la ligne-cheveux et le coloris-mouton ; les cheveux deviennent ici, nous dit l’artiste, des lignes de corps féminins dont le désir redonne vie alors que le désir avait presque toujours été rabattu, à l’époque moderne, du côté du coloris). Il y a, enfin, un rapport inévitablement plus concentré sur le visage de cette femme, saillance de quelques lignes, défait de tout corps et de tout contexte. Grawtje, le diminutif néerlandais pour grisaille (grauw), inventé par Adriaen van de Venne était aussi le synonyme des gens de peu qu’il représentait. Je ne sais qui est cette femme que représente Sabatté mais il est certain qu’accrochée au mur de sa galerie de Neuchâtel, au milieu de ses autres visages et de ses autres femmes nues, nous n’étions certainement pas en présence de princesses ou de bourgeoises, mais bien plutôt de femmes quotidiennes, populaires. Tout comme la matière dont l’artiste use pour ses portraits est indéniablement vernaculaire, basse, une matière de peu.

Ce dessin n’a peut-être pas été fait en un jour mais son titre marque pourtant une date : Visage du 17/07/17. C’est dire si, au-delà de sa matière et de son sujet, il convoque aussi une autre forme de temporalité, précisément située. A relire le journal de l’époque, peu de choses ont changé un an plus tard : c’était l’été, on parlait théâtre et tennis, cyclisme et terrorisme, croissance et immobilier. Je venais d’emménager dans ces murs où sont aujourd’hui accrochées les images dont il a été question. Je devais être, quoiqu’encore triste, un peu heureux. La joie d’avoir trouvé quelque chose. Comme celle, moins matérielle, de tomber sur cette phrase, extraite des Mémoires de la vie du comte de Gramont par Antoine Hamilton, 1715, qui compare précisément, délicieuse conclusion, le visage d’une femme à un mouton de poussière et le principe d’incertitude à celui du rêve, légende imaginaire au dessin de Sabatté : Le ciel avait répandu [sur son visage] un certain air d’incertitude qui lui donnait la physionomie d’un mouton qui rêve.



                                                                                                                Hugo Martin







nb : sur la poussière, mon livre de référence fut Beauté de la poussière de Jean-Luc Henning. Quant à l’histoire de la grisaille, l’essai “Independent Paintings in Grisaille” de Lelia Packer paru dans le catalogue de l’exposition Monochrome, Painting in Black and White (2017-2018) de la National Gallery de Londres et du Museum Kunstpalast de Düsseldorf, fut des plus utiles. De là provient la reproduction de cette grisaille d’Adriaen van de Venne, Pauvre richesse, une procession de bambocheurs infirmes et mendiants, 1635. Enfin, les propos de Lionel Sabatté ainsi que nombre des détails sur ses œuvres de poussière proviennent de son entretien du 16 avril 2018 avec Aurélie Charon diffusé sur France Culture.  



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