Théâtre et télévision
(2014)
Si vous voulez vraiment, le cinéma, c’est-à-dire le moment où on écrit son scénario, où on rencontre les techniciens qui vont travailler avec vous, où les décorateurs préparent le décor, où les costumes se font, le moment où tout ça se rassemble et où la moindre erreur de l’un d’entre eux peut être terrible pour toute l’équipe, et où chacun est là à être complètement maniaque de la perfection, à vouloir le meilleur, ça c’est magnifique au cinéma. C’est aussi magnifique au théâtre mais au théâtre ça s’étale, on a un petit peu plus de temps. Au cinéma, tout est rassemblé. On se disait qu’au cinéma, en fait, c’est une première chaque jour : on tourne quelque chose de différent chaque jour ; c’est un nouveau décor, une nouvelle scène, quelque fois un nouveau comédien. Et puis si c’est pas bon ce jour-là, et bien c’est fichu.
Ariane Mnouchkine, 1978, quand elle adaptait Molière au cinéma.
Tout l’été, Arte a diffusé, chaque semaine, un véritable exercice de style : le téléfilm d’un réalisateur de cinéma qui adapte à l’écran une mise en scène – et non un simple texte – de théâtre. Reprenant souvent les comédiens qui l’avaient portée sur les planches. Mise en abyme encore plus vertigineuse lorsque, la mise en scène de la pièce étant trop ancienne, le réalisateur travaille d’après une captation audiovisuelle, c’est-à-dire d’après ce qui est déjà une image de la mise en scène. On a souvent vu à la télévision des captations de représentations théâtrales. Au théâtre ce soir fit les beaux jours du petit écran du mitan des années 1960 à celui des années 1980. On vit aussi, à l’époque originelle où la télévision était vécue comme un vecteur de culture et de paix, de grandes adaptations théâtrales – citons Les Perses d’Eschyle, réalisé par Jean Prat en 1961. A tel point que l’ORTF d’alors avait créé un Bureau d’écriture par l’image dont l’ambition était de mêler sur le même support télévisuel les deux attitudes de l’aventure intellectuelle : l’homme qui regarde un spectacle et celui qui lit un livre. Le cahier des charges de la série Théâtre d’Arte est quelque peu différent ; simple, en apparence. Le producteur demanda aux réalisateurs un « devoir d’infidélité » en ajoutant leur « grain de cinéma » à une mise en scène de théâtre. Tout le propos de cet article est d’analyser ce qui constitue ce grain cinématographique – mettant sur le même plan cinéma et télévision – et ce qui relie cet art de l’image au théâtre. De la même manière que, pour les arts statiques, la photographie a transformé le cadre de la peinture en même temps qu’elle s’est nourrie de cette dernière, le cinéma a transformé la mise en scène de théâtre, après lui avoir beaucoup pris – il n’est qu’à songer aux procédés utilisés par la compagnie TgStan pour adapter sur scène le film Scènes de la vie conjugale d’Ingmar Bergman.
Le critique de cinéma André Bazin disait qu’on ne peut pas filmer Molière dans une vraie forêt. Posant ainsi la question du naturel à laquelle on a cru que le cinéma répondait définitivement. Beaucoup des films de la série ont ainsi recours à des techniques de cinéma amateur pour inscrire leurs personnages dans une réalité quotidienne. Ainsi du regard caméra dans Des amis à vendre – moins banal que la confession au spectateur pour briser le quatrième mur. Ou de la caméra tenue à l’épaule par un filmeur toujours présent et pourtant sans véritable rôle dans l’intrigue. Deux procédés également utilisés avec intelligence – bien plus subtils qu’un aparté de théâtre – dans Des fleurs pour Algernon avec Grégory Gadebois. A l’inverse, il est curieux de voir deux réalisateurs de la série, Arnaud Depleschin et Dante Desarthe tourner chacun le dos – mais pour des raisons et des références différentes – à ce postulat du cinéma naturel. Le premier, adaptant La forêt d’Ostrovski avec les comédiens du Français, poursuit ainsi la citation de Bazin : Si on voit Sganarelle, il faut que ça soit dans une fausse forêt. Si c’est dans une vraie forêt, la langue commence à sonner faux. Pour certains dialogues donc, je disais que ça ne servait à rien de rajouter une couche de naturel ; la vérité de ce dialogue ne réside pas dans le naturel. Cela affecte le jeu des acteurs, comme si d’un coup dans les décors abstraits, leur jeu était plus vrai, plus simple, plus droit et un peu plus théâtral. Jouer sur cette dimension de représentation pour dynamiser la pièce, ne pas cacher le théâtre mais le revendiquer.
Dante Desarthe, quant à lui, n’oppose pas un cinéma naturel à un théâtre artificiel mais voit, à raison, l’artifice dans le cinéma même, dans un certain cinéma. Parlant de son adaptation de la pièce de David Lescot, Le système de Ponzi (photo ci-dessous), il dit : Je me souviens que la pièce de David Lescot durait deux heures vingt, avec beaucoup de musique, assez abstraite et brechtienne avec une sorte de distance qui me plaisait énormément ; et en même temps en écoutant le texte, je voyais un film de Billy Wilder : ça pourrait être un film de Wilder ou un film de Capra. L’infidélité était donc d’en faire un film. […] Les acteurs de théâtre ne sont pas forcément sur le naturel mais ils s’en réinventent un. […] Tout est affaire de conventions. Le théâtre est déjà en lui-même une convention : des gens sur une scène et d’autres qui les regardent et on prétend qu’on joue la vie. Il faut donc trouver des conventions équivalentes dans le cinéma. Et les miennes ont été celles du cinéma classique, artificiel, j’ai envie de dire le vrai cinéma – mais c’est faux – le cinéma qui nous avait fait rêver, celui d’avant la Nouvelle-Vague. Le cinéma a beaucoup pris au théâtre : le studio comme scène, l’architecture des premières salles sur le modèle des théâtres à l’italienne, le jeu des acteurs, la scénographie, le dialogue… Les deux arts sont également artificiels. Les deux arts également en quête de vérité – nuance qui n’est pas nécessairement la réalité. Mais ce que peut représenter le cinéma, et que le théâtre rend difficilement, c’est le murmure et le détail. C’est ce qu’ajoute au théâtre son adaptation télévisuelle.
LE MURMURE
Le murmure s’entend dans son sens littéral. Avant que ne surviennent depuis quelques années les micros au théâtre, le premier rôle du comédien était de jouer et de porter la voix pour le spectateur du dernier rang. Quand bien même, sa voix demeure travaillée pour l’espace – contrainte qui n’est pas celle de l’acteur de cinéma. En cela, les nombreux murmures entre les personnages du Jeu de l’amour et du hasard passent mieux dans l’adaptation de Valérie Donzelli que sur scène.
Le murmure est un son. Or, la grande idée cinématographique, comme le dit Gilles Deleuze lors d’une conférence à la Fémis de 1987, c’est d’opérer une disjonction du visuel et du sonore : On parle de quelque chose, en même temps on nous fait voir autre chose, et enfin, ce dont on nous parle est sous ce qu’on nous fait voir. Procédé de la voix-off, qui apparaît là encore chez Valérie Donzelli pour illustrer les exemples liminaires de Silvia à sa servante. Silvia raconte à Lisette des histoires de mariages malheureux et plutôt que de ne voir qu’elle en train de parler, ces histoires prennent corps, sur sa voix-off, avec des comédiens jouant la scène. Le cinéma permet donc de créer une deuxième dimension en synchronisant deux éléments diachroniques – le son et l’image. Et Deleuze, peu tendre envers le théâtre, de continuer : Vous sentez bien que c’est là que le théâtre ne pourrait pas suivre. Le théâtre pourrait assumer les deux premières propositions. Mais que ce dont on nous parle en même temps se mette sous ce qu’on nous fait voir – et c’est nécessaire, sinon les deux premières opérations, elles n’auraient aucun sens, elles n’auraient guère d’intérêt, le théâtre ne le peut pas. C’est à voir. Quoiqu’il en soit, voilà donc, de manière exemplaire, un grain de cinéma pour reprendre l’expression du début, qui enrichit la mise en scène de théâtre. De manière indispensable ou superficielle, c’est une autre question. On pourrait arguer que le cinéma étant un art mort – une simple image – il peut de moins en moins se permettre, surtout à la télévision, de longs monologues sans images de coupe ou illustrations. Ce qui est donc à l’origine une idée proprement cinématographique peut aussi en devenir une facilité.
Le murmure, enfin, crée un rapport d’intimité. Intimité qu’il est, à première vue, parfois plus aisée à retrouver au cinéma ou à la télévision – où le spectateur est individualisé, seul – qu’au théâtre où le public est davantage un collectif vivant. Le procédé du regard caméra en est l’illustration, possible au cinéma où l’écran est là pour chaque spectateur singulier.
LE DETAIL
L’écran de cinéma – ou de télévision, nous ne précisions pas à chaque fois – c’est l’abolition de l’espace, son écrasement sur une surface plane et circonscrite où le regard peut tout embrasser de manière frontale. Le spectateur embrasse le médium – l’écran – mais son contenu – dans le sens de son orientation, son cadre, sa prise de vue – est de la seule autorité du metteur en scène. Il est, dirait-on simplement, passif. A l’inverse, au théâtre, le cadre, le plus souvent immobile, peut ne pas être totalement embrassé par le spectateur selon la position de son fauteuil ou son bon vouloir mais il est maître du point de vue. Et dans ce cadre, le cinéma offre la possibilité du détail, de l’objet isolé – du gros plan, en langage technique – que le théâtre ne peut pas, ou beaucoup moins, se permettre, comme ressort muet de l’intrigue. Ressort particulièrement utile et usité chez Marivaux.
Le cadre du cinéma n’est pourtant pas celui du théâtre. Au cinéma comme à la télévision, il est difficile de s’en extraire – le cadre de l’image englobe toute l’atmosphère ; au théâtre, sauf à être placé aux tous premiers rangs, la salle et le public font aussi partie du spectacle. D’ailleurs le théâtre est très souvent dépendant du cadre où il est joué quand le cinéma, grâce au studio, peut recréer la totalité de cette atmosphère. Cette maîtrise totale du cadre cinématographique rend la survenue du hasard, de l’improviste, beaucoup plus rare qu’au théâtre. D’ailleurs, le génie du théâtre est, parfois, d’étirer le cadre strict de la scène, de briser par tous les moyens son fameux quatrième mur pour que la vie, hors du texte écrit, vienne sur la scène.
Pour que cet art beaucoup moins hasardeux qu’est le cinéma y parvienne, il lui faut jouer sur une dernière dimension : le temps. Le théâtre est un temps continu, vivant ; le cinéma est toujours un temps artificiel, scié, reconstitué – même quand il se veut être de la même durée que dans la réalité – aux rares exceptions près de ces tentatives de captation du temps diffus – on songe au film L’arche russe de Sokourov, plan-séquence d’une heure et trente six minutes. C’est ce que tente Des fleurs pour Algernon adapté par Yves Angelo (photo ci-dessus), avec des plans séquences en décors réels pour retrouver la temporalité du théâtre et son hasard. C’est que l’usage possible du temps est plus labile au cinéma qu’au théâtre parce que le cinéma a à sa disposition, de manière historique et donc naturelle, l’écriture – ces intertitres pour signifier un changement de temps ou la voix-off déjà évoquée – intervenue seulement récemment au théâtre et la table de montage qui permet d’accélérer ou de ralentir le défilé de l’image, et de créer retours en arrière et anticipations.
Le temps du cinéma diffère de celui du théâtre jusque dans sa fabrication, comme le dit l’épigraphe d’Ariane Mnouchkine – l’une des rares, au passage, capable d’adapter elle-même à la télévision sa propre mise en scène de théâtre. Le cinéma, c’est forcément ce qui a été ; le théâtre, c’est, par essence, ce qui est. Cependant, même si les techniques modernes – enregistrement, rediffusion, streaming – invalideraient de plus en plus cet état de fait, le point commun entre une représentation théâtrale et une diffusion télévisuelle est que chacune est un événement unique.
Si l’on admet ce supplément d’âme ressenti au théâtre parce qu’il est question d’êtres vivants sur une scène, disons alors que le théâtre est un art du vivant. Si l’on admet, dans le même temps, que le cinéma peut seul jouer de procédés visant le spectateur dans sa singularité, disons alors que le cinéma est un art de l’intime. Concilier le vivant et l’intime était l’ambition de cette série télévisuelle. Pari hautement réussi. Où l’on voit que le seul moyen pour que le théâtre et ses comédiens passent la rampe de l’écran de télévision, c’est de leur imposer une transformation par des moyens qui leur sont étrangers. Sans quoi, on en revient à l’exercice classique et peu créatif de la captation. Ce fut le cas du Père de Florian Zeller avec Robert Hirsch et Isabelle Gélinas. Au milieu d’une programmation autrement plus ambitieuse, cette simple captation a montré sa bâtardise : caricature de théâtre et caricature de cinéma. On ne comprenait plus, face à notre écran, pourquoi les comédiens parlaient si fort. On s’ennuyait de ne pas voir les idées du cinéma enrichir, rendre saisissant, plus justement, ce que peut être la vision d’un homme atteint d’Alzheimer – comme l’adaptation d’Algernon avait réussi à le faire pour son personnage successivement débile et surdoué. Bref, on lâcha l’affaire au bout d’un quart d’heure. Les précédents téléfilms avaient modifié notre regard sur le théâtre et le cinéma. Les suivants ont achevé cette transformation. Ce n’est pas tous les jours que cela se produit, au théâtre ni encore moins à la télévision. Mais dans les deux en même temps, c’était bien la première fois.
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