Scènes de la vie conjugale
(2014)



Je veux inscrire cette critique à la suite de ma réflexion de la saison dernière, mais toujours vive, sur le hasard au théâtre comme seul, sinon meilleur, moyen de conjurer l’ennui que provoque parfois le rituel dramatique. Car à ce problème tenace mais allègre, l’adaptation de Scènes de la vie conjugale d’Ingmar Bergman par le collectif flamand tg Stan apporte une solution époustouflante, plus convaincante et aisément transposable, parce que moins expérimentale, que les deux évoquées à la fin du texte original.

D’abord, la personnalité de l’auteur n’est sans doute pas pour rien dans la réussite de la mise en scène. Ingmar Bergman, on le sait peu, aura au fond plus été metteur en scène de théâtre que de cinéma. Le théâtre est mon métier, le cinéma est ma passion, disait-il. Dans Scènes de la vie conjugale, qu’il écrivit et réalisa pour la télévision de son pays, il démonte en six tableaux d’une heure chacun la vie d’un couple bourgeois promis à la rupture. Tg Stan adapte ces six heures d’images, remplies de longs dialogues, de scènes au lit, pour deux heures et demie de théâtre sans changement de décor, et, pour ainsi dire, sans décor du tout.

Au centre de la scène, un large pan de tissu – qui sert un temps d’écran de projection ; à gauche, la penderie avec toute la garde-robe des comédiens et quelques chaises qui servent aux scènes domestiques ; à droite, une longue table avec des bières et des sandwiches – on boit et mange beaucoup dans la pièce. Tout est visible au regard du spectateur. Les changements de décor – transport de mobilier – autant que de costumes se font à vue d’œil, sans précipitation. Et pour cause, c’est l’un des partis-pris de la mise en scène que de montrer aussi la représentation en train de se faire et de ne s’excuser en rien des à-côtés techniques qui la constituent et que l’on voile la plupart du temps. Incluant ainsi les coulisses sur l’espace de la représentation, les deux murs latéraux de la scène sont abattus : le cadre dramatique s’étire, et bien plus efficacement, par exemple, que dans la mise en scène du Misanthrope par Sivadier l’an dernier où un semblant de coulisse était visible en fond de scène.

Dernier mur abattu, tout aussi important, le fameux quatrième. Les deux comédiens s’adressent aux spectateurs, les invitant à parler entre eux pendant un changement de décor qui traîne, leur présentant les scènes – là c’est la scène 3, qui s’intitule… etc. – comme une représentation à venir : ils sont eux-mêmes un moment, Frank Vercruyssen et Ruth Vega Fernandez, qui rendent hommage aux métiers du théâtre en se maquillant, en se costumant, en réglant la lumière et le son, en changeant décors et accessoires eux-mêmes et à vue avant de devenir, dans cet espace confondu sans rideau rouge, Johan et Marianne, leurs personnages. Et nous les suivons en toute fluidité. Cette distanciation par rapport à la fiction permet justement une plus grande proximité, une identification instantanée et définitive. A des comédiens vivants.

Car ce qui empêche tout ennui pour cette pièce pourtant bavarde et immobile, c’est justement la qualité pleinement vivante de ces comédiens et de leurs corps. C’est déjà une qualité de l’écriture de Bergman elle-même, dont Françoise Fabian qui l’a récemment joué, disait que les gens y sont tellement vivants qu’ils sont multiples ; ils ne sont pas faits d’une certaine manière ; ils sont en colère mais quelquefois d’une manière très drôle, absurde. Ce caractère entier est parfaitement sublimé par la mise en scène à travers la notion de légèreté. Evitant ainsi une vision monochrome, tout pathétique ou tout ridicule, la voix chemine comme dans la vie sur un large dégradé d’émotions. Ce qui tient à la fois à cette légèreté vis-à-vis de la représentation elle-même : les acteurs restent des hommes puisqu’ils ne cherchent pas à cacher, comme sur toutes les autres scènes de théâtre, leurs trous de mémoire – dont ils discutent – ou leurs bafouillages – qu’ils recommencent… Mais aussi à cette légèreté vis-à-vis de l’adaptation. Frank Vercruyssen l’explique ainsi : La scénographie et la mise en scène ont pas mal influencé l’adaptation parce que, bien sûr, il faut trouver des outils théâtraux au lieu d’outils du cinéma, il faut résoudre pas mal de choses sur le plateau : des événements qui se passent, des gens qui couchent ensemble, qui dînent ensemble etc. des trucs qui sont difficiles à traduire sur le plateau. Une des scènes exemplaires de ce trait est sans doute celle de la bagarre entre les deux amants. Plutôt que de la montrer réellement, ce qui eût pu paraître ridicule, les deux comédiens, face à face, tournent chacun leur tête vers le public pour dire la didascalie expliquant le geste qu’ils sont supposés faire – frapper, gifler, etc. – tout en ayant pris soin auparavant de se dessiner l’un l’autre un œil au beurre noir et un filet de sang. Là encore, légèreté par rapport à l’action représentée, conscience du jeu qu’est le théâtre et partage de cette illusion avec un public rendu complice et donc captif. Ce pourquoi, drame sans pathos, durée sans ennui, en ne cachant rien de la vie autour de la pièce et en y incluant tous les gestes uniques et hasardeux qui la constituent, tg Stan rehausse Bergman en le rapprochant de nous et désennuie le théâtre en le mettant fidèlement à nu.



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