Au hasard Balthazar 
(2013)


Depuis l’après-guerre… Non. Il y a déjà… Non plus. Comment écrire sur l’ennui au théâtre un texte qui ne soit pas ennuyeux ? A ce sujet la compagnie des Sans Cou qui présentait en avril sa création collective J’ai couru comme dans un rêve proclamait dans sa note d’intention : « Au théâtre, le diable c’est l’ennui. Pourquoi s’y ennuie-t-on ? Parce qu’on y voit quelque chose de mort, un spectacle figé, rejoué à l’identique tous les soirs. Nous voulons que notre théâtre vive, qu’il soit aussi mouvementé et imprévisible que la vie ». En somme l’ennemi héréditaire serait toujours le théâtre petit-bourgeois, le confort mercantile du boulevard ? Pas forcément, où l’on a aussi vu que J’ai couru comme dans un rêve, né du processus innovant d’écriture au plateau (les comédiens ont construit le texte à partir de leurs improvisations) reproduit finalement une mécanique digne de celle du boulevard qu’il brocarde pourtant (et qui, au passage, n’en est pas moins mouvementée ; le mot est donc impropre). Parce qu’à l’instant même où le texte est écrit, à l’exclusion des autres possibles, le hasard est absent. Or rien ne rend justement mieux la vie et le théâtre imprévisibles que le hasard. Mais comment rendre hasardeux le théâtre sans l’entraîner vers le genre bien particulier de l’improvisation ?


LE LIEU DU THÉÂTRE

Disons que pour le spectateur le théâtre est d’abord un lieu, ce théâtre à l’italienne qui le tient à distance de l’espace du jeu. De nombreux metteurs en scène, depuis le théâtre dit de la non représentation de Claude Régy, lui ont préféré des dispositifs plus modernes, plus resserrés, à la recherche d’une proximité retrouvée entre l’espace du jeu et l’espace du public, jusqu’à la confusion. Claude Régy l’explique ainsi : « Dans ma jeunesse j’ai occupé des théâtres italiens, mais petit à petit j’ai compris que pour le travail que je fais il faut s’occuper essentiellement du rapport du public et du spectacle, du public et des acteurs. Le cadre de scène qui est une coupure puisqu’il y a un décor sur la scène et un décor dans la salle fait qu’il y a deux univers mentaux. Ce dont j’ai besoin c’est d’une salle unique où le spectateur est dans le même lieu que le spectacle et où les deux choses communiquent entre elles et se font ensemble, l’une par l’autre, et c’est une chose vivante, dans l’instant ». Ainsi de La barque le soir sa dernière création à l’automne dernier aux ateliers Berthier : le silence est imposé au public dès son entrée dans l’antichambre de ce qui est en fait une petite salle de répétition, dont Régy use pour créer une atmosphère fantastique, onirique, voire intra-utérine, et faire rejaillir sur le spectateur la puissance verbale et tonale du texte de Vesaas.

Seulement voilà, même si dans ce théâtre moderne l’univers mental est unique, le spectacle ne semble toujours se faire que dans une direction : du comédien qui donne sans accident de parcours au spectateur qui reçoit. En somme, tout change pour que rien ne change. Nulle place n’est faite au hasard de la vie (mais, pour certains, une grande à l’ennui) puisque rarement spectacle, dès l’entrée dans le lieu où le silence est imposé, fut plus certain et autoritaire. Alors d’autres mises en scène cette saison ont proposé des alternatives pour créer jusqu’à la confusion des acteurs et des spectateurs. A ce titre, La pluie d’été par Lucas Bonnifait au théâtre de l’Aquarium, fut exemplaire : la scène est un carré délimité par les bancs où le public s’assoit et où les acteurs, entre deux spectateurs, passent leur intermède ; le jeu est une sorte de ronde enfantine ou sacrée et les acteurs a priori non différenciés jouent souvent de l’aparté pour nouer le fil avec le public qui regarde au même niveau qu’eux. Disposition si propice à la surprise, au surgissement réaliste, dès lors que la réaction du public s’encastre dans le déroulé du spectacle et transforme le jeu des acteurs.

Un vieux dispositif revient aujourd’hui dans cette quête d’immersion du spectacle dans le public, de disparition (parfois un peu feinte) du quatrième mur : le théâtre arrondi sur le modèle du théâtre élisabéthain. La tour vagabonde propose ainsi jusqu’à la mi-juillet Roméo et Juliette et Comme il vous plaira de Shakespeare dans une réplique miniature du théâtre du Globe construit par le dramaturge à Londres. Le metteur en scène et acteur de ces deux pièces, Baptiste Belleudy dit tout l’intérêt du dispositif pour fonder l’expérience collective d’une scène qui s’étend à tout le théâtre, où le public voit tout et où les comédiens, entourés de visages scrutateurs et surpris, peuvent ainsi jouer un jeu peu théâtral : « La tour, avec sa scène en forme de fer à cheval, permet de s’avancer et de s’immerger dans le public, puisqu’il n’y a pas de quatrième mur. C’est un défi physique qui remet le corps au centre ».


Mais au fond, si c’est dans les vieux pots etc., d’autres metteurs en scène, plutôt que de changer le cadre du théâtre italien, s’y inscrivent résolument pour mieux l’étirer, le déborder, le plier jusqu’à la cassure. Dernier exemple en date, la mise en scène du Misanthrope de Molière par Jean-François Sivadier à l’Odéon où des comédiens viennent s’asseoir sur le bord de l’estrade, un autre marche dans la salle, une (fausse) coulisse est installée en fond de scène, un faux décor de drap tendu est dressé en son milieu… perforant à la marge le corset du théâtre italien mais, par ce jeu de piques répété plutôt que par un dispositif général, parvenant à le faire imploser plus sûrement que d’autres mises en scène radicales. Dès lors que sont dévoilés des endroits normalement cachés, la coulisse et le drap tendu qui ouvre une seconde scène sur la scène, et que là encore le spectateur est pris à parti par l’acteur, le spectacle ne peut être le même chaque soir.


LA LETTRE DU THÉÂTRE

Pour d’autres que notre spectateur du début, le théâtre est avant tout une manière et un texte. Et comment alors faire que ce texte, forcément moins tangible une fois qu’il est mis sur papier, puisse laisser une fenêtre, un battement, en un mot du jeu, au hasard et à la vie ?

D’abord c’est une question d’art dramatique à laquelle répond le metteur en scène Peter Stein : « Il est très important de bien savoir utiliser cette astuce un peu tordue propre au théâtre qui consiste à faire croire au spectateur que le comédien improvise le texte qu’il dit et que tout ce qui se passe sur scène découle de l’invention spontanée du comédien et non de celle d’un metteur en scène ».

Mais c’est surtout dans l’écriture même du théâtre que ce jeu peut advenir. L’exemple de Mystère Bouffe du dramaturge italien nobélisé Dario Fo est intéressant : l’auteur-acteur convoque une multitude de personnages médiévaux qu’il incarne tous à la suite autour du public en cercle et dont il commente les récits, parfois écrits dans une langue artificielle, parfois improvisés. La mise en scène de cette pièce au Français en 2010 par Muriel Mayette plaçait au centre du spectacle l’acteur dans ses monologues qui vient contrecarrer la représentation par une troupe de jeunes comédiens de la Passion du Christ. C’est dans cette précarité du métier de l’acteur autant que dans cette histoire qui ne vient plus des pouvoirs officiels mais du peuple que l’écriture de cette pièce est l’œuvre d’un artificier du théâtre, nouant sur une corde raide la tirade et l’improvisation : « Faire du théâtre, dit-il, signifie avant tout savoir communiquer, faire en sorte que ce que vous dites arrive à ceux qui sont devant vous. Sans exception aucune, sans jamais lasser leur attention… Pour établir ce contact extraordinaire, il faut savoir déclencher la curiosité et la complicité, stimuler l’imagination et puis laisser l’autre entrer dans votre propos, en l’incitant à participer, à compléter avec vous. Le bon comédien et le bon enseignant ont beaucoup en commun. Ni l’un ni l’autre ne doivent rester en chaire, prétendre qu’ils ont raison ».


Dans cette même veine de parole populaire entendue puis lentement, partiellement retranscrite, l’écriture au plateau semble aujourd’hui une méthode infiniment déclinée pour parvenir à un spectacle imprévu et vivant. Un des aboutissements de ce travail aura été J’ai couru comme dans un rêve, déjà cité en introduction car posant frontalement la problématique de ce texte. Le processus d’écriture de la pièce est passionnant : les comédiens (écrivains, chanteurs, danseurs ou musiciens par ailleurs) discutent pendant plusieurs semaines et construisent à partir de leurs « préoccupations d’aujourd’hui, de [leurs] histoires personnelles » une matière transformée en théâtre grâce aux « improvisations faites au plateau ». La mise en scène n’est pas moins passionnée, furieuse, truffée d’images et de références, folle, liant vie et théâtre « jusqu’au dernier souffle ». Mais la limite de cet exercice, c’est que passée la puissance des premiers basculements émotionnels, où la tristesse est coupée nette par un effet comique, et qui visent à conjurer l’ennui, c’est bien une mécanique que l’on discerne et qui, la durée faisant, estompe les émotions confortables du spectateur. Jusqu’à ce qu’au dernier acte on en arrive à prévoir la rupture comique dans le texte tragique. Peut-être alors que sur une durée plus réduite (la pièce étant longue de deux heures et demie), la mécanique n’aurait pas eu le temps de s’installer sur la fin et l’illusion maintenue intacte.

 
LA POSSIBLE QUÊTE

Et si finalement ce serait davantage dans une alliance entre le texte et la mise en scène que pouvait advenir le hasard au théâtre ? Comédie de Beckett, monté il y a peu au théâtre de l’Opprimé par Sarah Mouline, présente un sillon passionnant à creuser : un texte est dit par des comédiens soumis à leur seul projecteur (ou à tout autre signal) par un metteur en scène-éclairagiste qui, du haut de sa régie,  déciderait en conscience mais sans prévenir qui parle quand. On balancerait d’un récit à l’autre, emmaillotés ensemble, comme les canons d’un chœur et les tirades d’un soliste.

 
Un dernier exemple, sans doute le plus puissant, fut monté il y a quelques années au théâtre des Amandiers : Mitterrand et Sankara de Jacques Jouet présentait une joute verbale entre les deux chefs d’Etat dans le cadre du « théâtre simple » que l’auteur décrit ainsi : « Une pièce de Théâtre simple est une pièce courte (pas plus d’une heure de scène) à trois personnages. L’un se nomme le Théâtre simple. C’est un personnage théorique. C’est un personnage qui parle de la forme théâtrale et des règles de la ritualisation. Les trois acteurs personnages de Mitterrand et Sankara ont dans la bouche des grains de maïs. À un point précis de son texte, chacun d’eux, tour à tour, doit cracher un grain de maïs en direction d’une calebasse pleine d’eau. En cas de réussite, plouf, il continue son propre texte. En cas d’échec, il passe la parole au voisin. Il n’y a jamais deux déroulements scéniques identiques. La joute de Mitterrand et de Sankara n’est donc pas strictement identique suivant les représentations. En particulier, on ne peut pas savoir à priori si c’est Sankara, Mitterrand ou le Théâtre simple qui aura le dernier mot ». Cette expérience de théâtre fut si stupéfiante que depuis ces années, la quête d’un théâtre du hasard, pleinement art vivant et total, dans un espace où acteurs et spectateurs puissent communier et se réfléchir, m’habite. Les deux derniers exemples, joués dans des théâtres modernes avec un univers mental unique, proposent une vision différente du comédien : dans le premier, il est esclave du metteur en scène et du signal (dans ce cas, le projecteur) qu’il lui transmet ; dans le second, l’acteur accepte le jeu de la calebasse et s’en remet au hasard et à sa propre responsabilité, d’où le metteur en scène est quasiment absent.



Tout comme Claude Régy qui cherche dans ses travaux à faire parler le silence, à faire sourdre des mots l’indicible, la quête du hasard au théâtre pourrait sembler aussi illusoire et impossible. Il n’en est rien. Car à la différence des mots dans le silence ou du clair dans le noir, le hasard n’est pas radicalement antithétique du théâtre. Ecrire du théâtre, jouer, ne postulent pas forcément de suivre une mécanique préétablie. Et tous les exemples de cet inventaire bigarré mais logique montrent bien que, dans le lieu, dans la lettre ou dans la mise en scène, parfois dans la combinaison des deux ou des trois, le hasard survient comme essence ou supplément du théâtre, comme une réaction à la confrontation de l’espace du jeu et de l’espace du public, des comédiens et des spectateurs, comme dans les peintures de Soulages, la mise en présence du noir et du regard fait naître un troisième élément inattendu : la lumière.



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