(2018)
Il m’est complètement indifférent que Mitterrand réussisse ou
non, ce qui m’intéresse ce sont les propositions, des propositions socialistes
qu’on avait oubliées, complètement merveilleuses, peut-être impossibles,
irréalisables. […] C’est ça qui fait avancer le monde et rien d’autre, ces tentatives-là mêmes
sans doute vouées à l’échec. Marguerite Duras
La révolte du titre est
celle d’Elisabeth, jeune femme mariée à Félix, banquier bourgeois de quinze ans
son aîné et père de leur enfant, qui décide, un soir, après quatre ans de
mariage, de partir. Elle étouffe, elle veut vivre. Dans la nature plutôt qu’en
ville. Près des livres plutôt que des relevés de compte. Mais, au milieu de la
nuit, à quatre heures, elle revient finalement auprès de son mari. S’il n’avait
fallu en cacher le dénouement, la pièce aurait mieux pu s’appeler La révolution, au sens le plus
astronomique du terme, puisqu’en quatre heures de vie et une heure de théâtre,
Elisabeth tourne complètement sur elle-même pour revenir, croit-on, à son point
de départ.
Croit-on, car,
entretemps, elle aura beaucoup parlé. La
révolte est une tragédie du langage où s’affrontent, à coup de monologues,
deux personnages qui ne parlent pas la même langue. Aucune compréhension n’est
possible entre le discours prudent, positif, rationnel et marchand de Félix et
celui sensible, exalté, parfois mystique d’Elisabeth. On rêve de ce que
donnerait, dans un autre théâtre, une mise en scène bi-frontale de ce match,
âprement convaincu mais finalement peu disputé, à qui ce dispositif rendrait un
peu sa teneur de combat.
Car il s’agit
bien d’une bataille, inscrite ici de manière presque osseuse, substantifique,
dans cette famille d’intrigues vieille comme le théâtre occidental où un
discours absolu s’oppose à un discours pragmatique. L’exemple le plus héroïque
de cette dispute est certainement Alceste et Philinte dans Le Misanthrope de Molière : d’entrée de jeu, il prend
au premier des mouvements soudains / De
fuir, dans un désert, l’approche des humains. Le second lui répond,
philosophe : Mon Dieu, des mœurs du
temps, mettons-nous moins en peine / Et faisons un peu grâce à la nature
humaine ; / Ne l’examinons point dans la grande rigueur / Et voyons ses
défauts, avec quelque douceur. / Il faut, parmi le monde, une vertu traitable,
/ A force de sagesse on peut être blâmable. Tout est dit. Alceste ne
supporte pas l’hypocrisie que commandent les mondanités et se voudrait pour
tout le monde et en toute occasion d’une franchise incorruptible. Philinte est
évidemment plus coulant et accepte le jeu de la société, de la sociabilité. Et
il se défend en renvoyant dos à dos ces deux attitudes dans un vers
sublime : Mon flegme est philosophe,
autant que votre bile.
C’est, très
souvent, un combat d’hommes. Pourtant, la souche de cette famille pourrait
venir de Sophocle. Antigone a voulu donner à son frère mort une
sépulture, contrant ainsi l’interdit législatif édicté par son oncle Créon, roi
de Thèbes. Rattrapée, accusée, elle se défend : cette ordonnance, ce n’est point Zeus qui l’avait proclamé. Loi
séculière contre loi divine. Décision du pouvoir politique pour maintenir
l’unité du royaume contre idéalisme de la tradition – Hadès veut simplement voir accomplir ces rites. Anouilh
« actualisera » ce duel, plus politique, moins religieux, en pleine
Seconde guerre mondiale : Créon et son sens du devoir, de l’efficacité, du
métier de roi contre Antigone qui dit non. Il
faut pourtant qu’il y en ait qui disent oui face au Moi je ne veux pas comprendre.
Et c’est à
Antigone que j’ai pensé en sortant du théâtre de Poche, après avoir vu cette
représentation de La révolte par
Julie-Marie Parmentier et Olivier Cruveiller. Plus précisément à une expérience
vécue il y a quelques années : voir deux fois la même mise en scène de la
même pièce (en l’occurrence, donc, Antigone d’Anouilh à la Comédie-Française). Dans cette opposition de discours, où le
spectateur est sommé de prendre position, j’avais été, la première fois, du
côté d’Antigone, qui ne veut pas
comprendre, mais, la seconde fois, du côté de Créon, s’employant tout simplement à rendre l’ordre de ce monde
un peu moins absurde, si c’est possible. Ma conclusion en était
qu’Antigone, que l’on dit si puissante, est en fait un rôle (et un texte)
fragiles (et donc d’une finesse extrême) pour être un jour de son côté et le
lendemain du côté de son oncle. Il en irait de même pour Elvire dans le Dom Juan de Molière, et donc, ce soir,
pour Elisabeth : ces trois femmes incarnent une certaine idée de l’absolu
et de la révolte mais avec une partition si fine qu’il leur faut une interprète
magnifique. Sans quoi, irrémédiablement, le public prendra le parti de
l’adversaire, toujours masculin, qui incarne l’ordre et le pragmatisme. Son
discours, souvent moins nuancé, aide à cette conviction massue. D’où l’immense
responsabilité du metteur en scène dans le choix tout particulier de cette
comédienne.
Or, sur ce
seul point où devrait se concentrer toute critique de la pièce, Julie-Marie
Parmentier est d’une rare faiblesse. Son personnage vit une révolution
intérieure ? Elle récite pourtant son texte d’un souffle semblable tout au
long de la représentation. La longueur des tirades peut aisément se faire
sentir si elles ne sont pas modulées ? Elle les déclame sans variation ni
ironie. Son personnage est assez puissant pour se révolter ? Elle appuie
sa révolte par des étouffements mystiques. Elisabeth saurait pourtant parfois
être mordante et légère, d’apparence au moins plus souple, plus lâche, presque
improvisée. Certes, le corps en est aussi l’instrument, et ici, portant une
robe de 1869, année de création de la pièce, celui de la comédienne est
volontairement contraint. Mais sa voix, le ton, pourraient ne pas engoncer son
personnage dans cette lourdeur existentielle qui lui tient lieu d’incarnation
et dépasser autrement la contrainte du costume. Au vrai, Julie-Marie Parmentier
incarne si peu qu’elle n’a aucun corps. Nous nous sommes sentis floués.
Car si, dans La révolte, l’auteur est trop
sarcastique envers Félix pour que quelqu’un soit jamais vraiment de son avis, le
rôle de la comédienne est justement de nous convaincre de sa quête d’absolu et
qu’en réaliser même une maigre part en vaut la peine. Sans quoi, nous vivons,
nous spectateurs, la même frustration qu’elle de cet élan qui abdique et se
range, en retournant dans son foyer, du côté de l’ordre établi et
de la tradition bourgeoise. Elisabeth est peut-être une perdante mais il faut
qu’elle soit magnifique. Certes, Antigone n’enterre pas son frère, Elvire se
fait nonne et Elisabeth revient auprès de son mari, mais il faut que ces femmes
soient jouées comme puissantes ; c’est une impérieuse nécessité (celle
d’ailleurs dont parlait Jouvet pour Elvire, Le
jour où une actrice, je n’en ai jamais vu, arrivera à dire ce morceau dans un
état de nécessité intérieure, ce sera bouleversant) pour ne pas
déséquilibrer encore plus le combat de la pièce, pour donner corps à la
tentative que ces femmes incarnent et faire entendre, malgré tout, une parole
féminine qui autonomise à défaut d’émanciper.
Cette
puissance n’est pas non plus monolithique et conserverait la fragile
ambivalence de ces personnages. Après tout, le mot positivement répété par Félix pour asseoir son discours rationnel
et comptable ressort, une dernière fois, dans un tout autre contexte, quand il
est pris d’émotion et qu’il s’évanouit. Après tout, Elisabeth reprend le mot sérieux de son mari mais dans un tout
autre sens. L’interprétation suprême serait donc de faire entendre cette
dialectique à l’œuvre, jamais tranchée. Stanislavski donnait cette leçon aux
comédiens : Si tu joues un avare,
cherche à montrer au public les moments où il est généreux.* (ce qu’à titre d’exemple réussit
merveilleusement Laurent Poitreneaux dans la mise en scène de la pièce de
Molière par Ludovic Lagarde). En somme, ne pas rendre ces personnages ni plats
ni hystériques. Distinguer le pouvoir des hommes (leur immémoriale autorité
sociale, politique, culturelle) et la puissance des femmes (cette capacité de
faire).
Duras a
raison dans la citation en épigraphe : les propositions politiques réformistes
sont moins de l’ordre du rêve que du mouvement : c’est ça qui fait avancer le monde et rien d’autre. Pour une pièce
créée quelques mois avant la Commune, Félix semble personnifier la droite
libérale, conservatrice et sans rêve pour qui tant qu’il y aura de la poésie, les honnêtes gens n’auront pas la vie
sauve, alors qu’Elisabeth incarne ce mouvement, des idées, du rêve et des
nuages. Mais là encore, dans ce dédoublement politique de la dispute initiale, il
faut de la nuance : car dans Antigone,
par exemple, Créon est sans doute conservateur (il interdit pour maintenir
l’unité du royaume) mais Antigone, à l’inverse, n’est « réformiste »
que par un détour vers l’archaïsme (elle veut simplement voir accomplis les
rites, elle veut seulement donner une sépulture à un mort). Preuve que la
tradition peut être révolutionnaire et la mélancolie de l’échec une source de
puissance**.
Le discours d’Elisabeth suit cette ligne de crête : c’est par un retour à
la nature qu’elle pense revivre et, pour elle, rêver, c’est mourir (même
si c’est mourir, au moins, en silence, et
avec un peu de ciel dans les yeux !). Voilà la puissance qu’il
faudrait voir dans les yeux de la comédienne qui joue Elisabeth, et qui n’est
pas impossible, puisque nous l’avions vu, il y a quelques années, avec Anouk
Grinberg dans ce même rôle (et, tout récemment, avec Mélodie Richard dans le
rôle d’une autre perdante magnifique, Bérénice de Racine, tour à tour, et parfois dans le même vers, souveraine et
fleur bleue).
Et Félix dans
tout ça ? Olivier Cruveiller est plus convaincant. Mais que faire de son
personnage quand il écoute les tirades de sa femme ? Ne pas donner l’impression
d’attendre son tour, ni de trop connaître son texte et son personnage. La
volonté des comédiens de ne pas suivre les didascalies surabondantes de Villiers
de l’Isle-Adam est louable, tout comme ne pas surcharger en grimace le texte de
Félix. Mais il y a un monde entre l’épure et la platitude. Aller à l’os ne
signifie pas désosser.
Tout ceci
pourrait n’être qu’une simple critique d’interprétation si, à travers elle, ne
s’y jouait une question de responsabilité du comédien envers son personnage et
du metteur en scène envers ses acteurs. Comment jouer ce couple pour ne pas que
certains spectateurs croient la pièce terminée et commencent d’applaudir, comme
soulagés, après le départ d’Elisabeth. La scène muette, après cela, eût pu être
plus longue. Surtout, comment jouer ces deux personnages pour conjurer l’idée
fausse d’une boucle, où la fin reviendrait simplement au début, sans comprendre
qu’une révolte n’a pas nécessairement besoin de réussir pour produire des
effets, que le retour d’Elisabeth n’est pas un recommencement et que si rien ne
semble avoir changé, tout est désormais différent.
PS :
Pourquoi Elisabeth revient-elle ? Parce qu’il est trop tard. Dans un film de 1964, Une certaine rencontre, qui ressort justement en salles au même
moment, l’intrigue déjà très serrée de La
Révolte se trouve encore condensée dans une seule scène : Angie
(Nathalie Wood), fille d’immigrés italiens installés à
New-York, décide, sur un coup de tête, de partir de chez ses parents, où elle
étouffe. Elle fait sa valise, ferme la porte, mais revient quelques minutes
plus tard. La raison qu’elle donne de son retour rejoint la défaillance et la détresse d’Elisabeth : J’ai eu peur, dit-elle.
* Ces arguments d’analyse littéraire nous ont été donnés (encore que la citation y fût faussement attribuée à Louis Jouvet) après la représentation du 15 mai 2018, au cours d’une rencontre entre les universitaires Marianne Bouchardon, Sophie Lucet, Bertrand Vibert et Quentin Rioual.
** Sur cette question, lire Mélancolie de gauche : la force d’une tradition cachée (XIXème – XXIème siècles) de Enzo Traverso, paru en 2016 aux éditions La Découverte.
Théâtre de Poche
Texte - Auguste de Villiers de l’Isle-Adam
Mise en scène - Charles Tordjman
Avec Julie-Marie Parmentier et Olivier Cruveiller
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