Repentir à ma critique d’Antigone

(2014)



Je n’avais jamais fait ça avant : voir deux fois la même mise en scène de la même pièce, Antigone d’Anouilh, au Français. Et chaque fois ce n’était pas vraiment la même pièce. La première j’étais au balcon gauche ; la seconde au balcon droit, mais je ne crois pas que ce ne soit qu’une affaire de balcon. La première fois devant Antigone, je citais Camus que si le monde était clair, l’art ne serait pas. Aujourd’hui je serais résolu comme Créon de m’employer tout simplement à rendre l’ordre de ce monde un peu moins absurde, si c’est possible. Ce n’est même pas une aventure, c’est un métier pour tous les jours et pas toujours drôle, comme tous les métiers. Mais puisque je suis là pour le faire, je vais le faire… C’est que ce texte est simplement fragile. On dirait communément puissant mais c’est une erreur puisqu’il est si volatile et ambigu. Un texte puissant est frappé du sceau de l’évidence, univoque. Antigone est fragile pour être un jour du côté d’Antigone, un autre du côté de Créon et finalement de personne, dans cette sûreté de la tragédie.

Est-ce par moi ou par Françoise Gillard – Antigone – que mon regard varie ? Si elle joue sur la même note… Aujourd’hui, l’hystérie d’Antigone m’agaçait, son orgueil – sa folie douce est nécessaire mais l’hystériser à ce point faisait plus l’effet d’une mise en scène convenue qui aurait voulu s’assurer, en aliénant Antigone, que les autres n’étaient pas fous. Aujourd’hui, je comprenais mieux son oncle quand il hurle qu’il faut pourtant qu’il y en ait qui disent oui. Il faut pourtant qu’il y en ait qui mènent la barque. Cela prend l’eau de toutes parts, c’est plein de crimes, de bêtise, de misère… Crois-tu, alors, qu’on a le temps de faire le raffiné, de savoir s’il faut dire « oui » ou « non », de se demander s’il ne faudra pas payer trop cher un jour, et si on pourra encore être un homme après ? On prend le bout de bois, on redresse devant la montagne d’eau, on gueule un ordre et on tire dans le tas, sur le premier qui s’avance… C’était peut-être celui qui t’avait donné du feu en souriant la veille. Il n’a plus de nom. Et toi non plus tu n’as plus de nom, cramponné à la barre. Il n’y a plus que le bateau qui ait un nom et la tempête. Pourtant, la pièce est créée en 44, je pensais à tous les collaborateurs que cette sentence exonère et aujourd’hui encore. Mais si, la première fois j’étais terrifié du pouvoir tranquille que Créon eût voulu tenir sur des hommes qui ne résistent pas, j’ai vu aujourd’hui la nécessité du politique et combien les résistances d’Antigone, à force de dire non pour elle seule, deviennent les plus conservatrices qui soient.


La quête d’Antigone est celle du sincère – être de bonne foi pour elle, puisqu’elle a enterré son frère Polynice pour elle, intacte, non corrompue. Ce n’est pas toujours celle de la vérité. La vérité parfois corrompt : le frère maudit n’était finalement pas si héroïque et lorsque Créon le lui apprend elle supplie deux fois : « Ce n’est pas vrai ». Antigone agit de bonne foi sans tout savoir, éthérée. J’ai vu alors en elle cette race de personnages à l’exigence de sincérité, intime, individuelle, cette question de trop que l’on se pose un soir qui démarre le ressort de la tragédie : Antigone donc, déjà chez Sophocle ; Gregers dans Le canard sauvage d’Ibsen ; Alceste misanthrope chez Molière ; le frère écrivain dans Par les villages de Peter Handke… Face à ça, il y a toujours le vivant, plus ou moins fardé par la vie, qui a fait le choix du mensonge vital dont parle Ibsen, pas forcément compromis mais conscient que la vie est une scène – Shakespeare l’a assumé mieux qu’aucun autre. C’est Créon, Hjalmar, Philinte ou le frère ouvrier et sa sœur. Chaque fois l’alliage de ces deux caractères ferait un personnage complet, réel, mais priverait le texte d’une tension magnifique et le spectateur d’un choix.

 
Au fond ce n’est pas un repentir puisque je ne m’étais pas trompé. Ou alors à la manière de Watteau qui, peignant vite la robe d’une dame, recouvrit mal l’angelot qu’il avait d’abord peint. De telle sorte qu’aujourd’hui, à bien regarder, on y voit à la fois la robe et l’angelot. La touche est fragile et le regard complet.



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