(2014)
Le hasard fait bien les choses. Parti à Moscou quelques jours après avoir fini d’écrire un texte, Protocole théâtre, où j’interroge le choix de metteurs en scène souhaitant faire jouer des comédiens non autonomes (enfants, handicapés, amateurs) en ayant recours à des protocoles dramatiques plutôt qu’à des pièces traditionnelles, une amie commune, franco-russe, me présente Margarita Rebetskaya. Margarita est danseuse au ballet Moïsseïev. Mais, depuis plusieurs mois, elle chorégraphie bénévolement un ballet personnel placé sous la lointaine égide du Cendrillon de Prokofiev, avec des comédiens trisomiques. Bien sûr, ce projet résonnait avec mes réflexions du moment. Il aurait même pu trouver une place dans le texte Protocole théâtre puisqu’il répond, d’une manière évidemment singulière, nullement générale, à certaines des questions conclusives. Nous nous sommes donc installés, avec Margarita, à une table du café Pouchkine. Ceci est autant un portrait d’elle que de son projet.
Le théâtre Open Art de Moscou qui l’accueille est dirigé par Oksana Tereshenko. Depuis dix ans, cette professeure de musique rencontre dans la rue des personnes atteintes de trisomie et leur demande si elles veulent rejoindre le théâtre, assister à des cours de musique et d’arts plastiques. Une troupe s’est ainsi formée. Margarita continue l’histoire : J’ai rencontré Oksana dans le jardin d’enfants où je travaille. Et c’est mon expérience de chorégraphe avec de jeunes enfants qui l’a intéressée. Elle m’a proposé de travailler avec l’équipe du théâtre. Ils avaient déjà quelques comédiens ou danseurs mais la personne qui les encadrait était plus psychologue que chorégraphe. Une compagnie en devenir. C’était la première fois que j’avais cette sorte de communication avec des handicapés.
Après plusieurs mois, j’ai ressenti quelque chose. Vous savez, lorsque quelqu’un fait quelque chose et vous regardez, en vous disant : « Je pense que je ferais mieux, différemment. J’improviserais davantage, j’essaierais de trouver ce qu’ils peuvent faire plutôt que de leur faire faire ce que moi je veux ». J’ai donc demandé à Oksana si je pouvais monter un projet de mon côté et elle a accepté.
Pour monter son ballet, Margarita a eu autant à l’esprit les spectacles qu’elle avait déjà vus avec des comédiens trisomiques que les précédentes productions de sa nouvelle troupe. Des premiers – une compagnie finlandaise et une autre espagnole invitées dans un théâtre moscovite – elle dit les avoir trouvés déprimants. C’étaient des protocoles – elle reprend notre mot – qui mélangeaient texte de théâtre, musique contemporaine et monologues improvisés. Et d’avouer qu’après ces spectacles, vous pensez encore que ces personnes handicapées sont très étranges. Cette étrangeté, difficile à exprimer dans une autre langue que la sienne, est principalement due aux acteurs valides présents sur scène aux côtés des comédiens handicapés. Certes ils cherchaient quelque chose de spécial, la beauté particulière de ces gens handicapés. Ils n’avaient pas peur de la montrer, d’en rire même. Mais, vous savez, ces personnes handicapées ne jouent pas, elles existent tout simplement, de manière très naturelle. Alors, quand des acteurs valides jouaient avec eux, on sentait leur artifice [des acteurs valides], leur manière d’être de grands acteurs, de bien jouer. C’est difficile à expliquer même en russe.
De cette expérience, Margarita tire l’envie de faire jouer les comédiens handicapés de la troupe seuls sur scène, sans aide ni acteurs valides à leurs côtés. Auparavant, la troupe du théâtre Open Art avaient interprété deux ballets : Carmen de Bizet et Roméo et Juliette de Prokofiev. Margarita aime la musique de Prokofiev, quoiqu’elle la juge grave et sévère, mais elle ne voulait pas en dépendre pour son projet – inspiré de Cendrillon, du même compositeur. Elle n’en retint donc que quelques thèmes, mêlés à des morceaux de jazz, de musique moderne, parfois de chansons.
Si ce projet Cendrillon – que Margarita espère voir représenté à la fin de l’année – s’inscrit dans la réflexion de Protocole théâtre, c’est parce, vis-à-vis des deux spectacles qui l’illustrent – Disabled theater de Jérôme Bel et Next day de Philippe Quesne – il partage certains points et en diffère par ailleurs. Comme avec les comédiens du théâtre suisse Hora – qui jouaient le premier spectacle – ceux de la troupe de Moscou se considèrent comme des comédiens. Ils ne pensent pas que c’est leur profession, tempère Margarita, mais ils sont sûrs qu’ils sont acteurs, qu’ils jouent pour un public et que c’est une chose normale. Comme les deux spectacles de ses aînés, Cendrillon met à distance la parole. Les comédiens ne parlent pas. Mais ils ne font pas cependant que danser. Parfois il y a des parties où ils jouent mais sans parole, une sorte de mime. Ils dialoguent avec leur corps. Ils s’expriment ainsi. Ma question reste donc posée de savoir si un théâtre de la parole, du texte, est possible avec ces comédiens non autonomes.
S’il ne répond pas à cette interrogation, Cendrillon apporte en revanche la belle démonstration que ces comédiens peuvent jouer autre chose qu’eux-mêmes. Sur scène, ils ne seront plus Sacha, Aliocha ou Sarkis mais Cendrillon, le prince ou la belle-mère. Une autre différence d’avec les spectacles de Jérôme Bel et Philippe Quesne – quoique nous n’ayons pu approfondir ce point avec eux – a trait à la notation. A l’inverse, croit-on, de leurs spectacles qui ne fixent pas mot à mot la parole des comédiens – quand ils doivent exprimer un souvenir personnel ou choisir leur scène préférée du spectacle – Margarita Rebetskaya essaye, elle, de fixer les mouvements de ses danseurs afin qu’ils puissent les reproduire. Il est vrai que nous avons ici affaire à de la danse, non à du théâtre, et que le problème de la notation des mouvements de celle-là est autrement plus complexe que pour la notation des mots de celui-ci. Cendrillon ressort donc peut-être davantage de la mise en scène que du pur protocole. Il est mise en scène par ce souci de fixer les mouvements – d’autant qu’ils sont parfois créés par les danseurs eux-mêmes, avec le caractère surprenant et imprévisible que cela suppose – mais il est aussi protocole dans sa préférence pour une chorégraphie nouvelle morcelée sur des échantillons de différents genres musicaux – plutôt que pour un ballet préexistant.
Qu’il n’y ait pas de parole ne signifie pas qu’il n’y ait pas de narration. N’était la danse qui, classiquement, la prend en charge, et le mime, Margarita a aussi imaginé un procédé plus original. Pour l’expliquer, elle préfère raconter la première scène du spectacle. Il n’y a pas de décor. Après le lever de rideau, la comédienne qui joue Cendrillon sera assise sur scène, dos au public, et elle regardera le mur du fond où sera projeté un film d’animation qui racontera toute sa vie avant le moment qui ouvre la pièce – sa naissance, sa mère, le remariage de son père, etc.
A l’écouter parler de ces comédiens remontent à mon esprit les sensations du Disabled theater, souvenirs de théâtre parmi les plus puissants. Car je reviens avec Margarita sur une possible contradiction : si les comédiens trisomiques ont conscience d’être comédiens, ne jouent-ils pas alors comme les autres acteurs dont elle parlait avant ? Oublient-ils d’exister ? Elle se reprend. Quand elle disait qu’ils existaient, elle ne voulait pas dire qu’ils ne jouaient pas du tout. Quand ils jouent, ils le font à leur manière. Ce que j’aime chez eux, c’est qu’ils ne cachent rien, ils vous surprennent tout le temps avec leur personnalité, en faisant quelque chose de surprenant. Cela a plus à voir avec la perception que le public a de ces comédiens.
Nous y arrivons. Plus qu’aucun autre théâtre, celui avec des comédiens non autonomes (leur) pose la question du regard du public. Si des larmes m’étaient montées face à Disabled theater, ce n’était nullement par pitié mais par cette complicité que les comédiens formaient entre eux et, surtout, puisqu’ils en doutaient, avec nous. Je sais pourtant que certains spectateurs avaient eu des réactions inconfortables. Qu’en sera-t-il en Russie, où, selon Margarita, les trisomiques n’ont pas la possibilité de vivre avec les gens valides, où beaucoup considèrent qu’il faudrait les cacher ou les voir confiés par leurs parents à des orphelinats ? Où ses amis lui demandaient si elle n’avait pas peur de travailler avec des handicapés, peur qu’ils la frappent, qu’ils la mordent ? Où, comme pour tant d’autres problèmes, on ne parle pas, on ne discute d’aucun sujet, s’habituant plutôt à rester silencieux ?
C’est tout le défi de ce ballet, sans doute le premier en Russie avec uniquement des comédiens handicapés seuls sur scène, qui par là dépasse un peu le seul spectacle qu’il offrira et que Margarita espère néanmoins, et nous avec, dans son anglais délicatement généreux, strange but beautiful.
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