Protocole Théâtre

(2014)



Ne pas leur donner le sentiment qu’on allait fabriquer un vrai spectacle, la notion de spectacle fini ou terminé qu’ils avaient trop en tête au début. Lui, qui dit cette phrase, c’est Philippe Quesne, metteur en scène de Next day, joué cet hiver au théâtre des Amandiers qu’il codirige depuis un an. Eux, ce sont les treize enfants de huit à onze ans qui font le spectacle, et face à nous, montent un orchestre, cuisinent des crêpes, se barricadent en nous lançant des blocs de mousse, parent à une attaque d’extraterrestres…

Au-delà d’être un théâtre avec des enfants – courant nouveau dans lequel se sont déjà illustrés Alain Platel ou Boris Charmatz – au-delà même de cette qualité donc, ce spectacle s’est télescopé dans notre esprit avec le Disabled Theater de Jérôme Bel, souvenir de théâtre parmi les plus brûlants qui soient. Philippe Quesne fait jouer des enfants, Jérôme Bel des handicapés mentaux – et, dans son spectacle Cour d’honneur, des témoins, anciens spectateurs du festival d’Avignon. Ce télescopage est venu d’une question : pourquoi, dès lors qu’il s’agit de mettre en scène des comédiens dépendants, non autonomes (enfants, handicapés, amateurs) abandonne-t-on le format traditionnel du théâtre : une pièce, un texte, pour le dire vite ? Serait-ce ridicule ou inapproprié de leur faire jouer Racine, par exemple ?

A cette question, Jérôme Bel nous a répondu, sans préambule: Mais je n ai jamais eu envie de monter Racine ni avec les acteurs de Disabled ni avec Isabelle Huppert. Nous sommes fixés.

Au fur et à mesure de notre conversation écrite avec le metteur en scène, la dichotomie se forme plutôt entre comédiens amateurs et comédiens professionnels. Même si, pour Philippe Quesne, le choix des treize enfants a presque rigoureusement suivi cette distinction – il dit : Je cherchais plutôt des enfants qui n’avaient jamais fait de spectacle, et dans ce genre de castings, beaucoup d’enfants avaient déjà une expérience scénique. Treize enfants ont levé la main qui n’avaient jamais joué et j’ai gardé les treize. – la distinction ne tient pas. Jérôme Bel poursuit : Je ne considère pas les spectateurs de Cour d’honneur comme des amateurs. Ils ont été payés pour le travail qu’ils ont fait avec moi. Les acteurs du théâtre Hora [ceux du spectacle Disabled Theater] sont professionnels, c’est pour cela qu’ils le disent sur scène, au cas où on en douterait. Ils sont payés, ont un théâtre à Zurich où ils répètent, ils partent en tournée, comme des acteurs professionnels. Voici ma dernière réponse. (Notre entretien fut court et toujours un peu agacé)

Bref, notre intuition première semble meilleure : qu’ils soient ou non professionnels – de fait ou parce qu’en intégrant un spectacle, ils le deviennent, au moins pour un temps – ces comédiens ne peuvent être différenciés des autres traditionnels que par une caractéristique : leur manque d’autonomie.

Alors, que sont leurs spectacles ? Nous avons soufflé le mot à Jérôme Bel qui l’a repris dans sa première réponse : J’ai toujours utilisé des protocoles. Il existe, en art contemporain, des œuvres que l’on appelle protocole. Née dans le sillage du mouvement d’art Fluxus et de l’art conceptuel des années 1960 – mais remontant à Duchamp comme tout l’art contemporain – cette notion recouvre des œuvres plus ou moins éphémères dans lesquelles l’idée prime sur l’objet. L’artiste rédige un protocole (qu’on dirait artistique, comme il en va d’un protocole expérimental pour un scientifique), créant ainsi un scénario, un programme qui peut être incessamment rejoué. Se trouve ainsi abolie la notion d’œuvre originale en tant qu’objet. Ici, l’œuvre, c’est un contrat, un papier sur lequel figure une marche à suivre. Par exemple, l’artiste brésilienne Fernanda Gomes pose souvent dans les galeries d’art où elle expose des verres d’eau remplis que recouvre le pied scié d’un autre verre. Le verre ne sert plus à boire ni le pied à soutenir. Et autour – occupation de l’espace, déviation de la marche du visiteur – se reforme comme un processus chimique le cercle originel, cette distance respectueuse, un peu craintive, du spectateur face à l’objet du spectacle. Ici, ce n’est pas l’objet – le verre – qui est l’œuvre originale : en chaque occasion, celui qui est mandaté pour rejouer le protocole, ou si l’un d’eux se casse, achète des verres nouveaux. C’est moins le verre qui importe que l’effet qu’il produit dans l’espace et que l’idée même.

Deux points saillants donc : d’abord, avec le protocole, si l’idée artistique est unique, sa réalisation est infinie, et même diverse. Une œuvre peut ainsi être montrée dans plusieurs endroits en même temps. Voilà pourquoi la frontière entre art protocolaire et spectacle vivant est parfois mince. Alors qu’un tableau ou une sculpture ne changera formellement pas (trop) avec les années, le protocole, lui, n’existe que dans l’instant présent de son exécution. Comme le théâtre. Comme la musique. Certaines formes de théâtre contemporain, qui tirent au sort le rôle chaque soir différent du comédien ou délimite aléatoirement son temps de parole, insufflent un protocole dans un texte classiquement préétabli, écrit. Notons au passage combien ce point renvoie à l’improvisation et à notre vieille question du hasard. Mais nous pourrions aller plus loin et dire que, par extension, le théâtre, en lui-même, est un protocole – il n’a pas attendu le mot pour se jouer comme tel : l’idée originale est le texte (Racine n’est responsable que de ça) qui peut être infiniment représenté dans une infinité d’endroits en même temps.

Il en va alors du protocole artistique comme du texte de théâtre. Du degré de précision de celui-ci – dans les énoncés du protocole ou dans les didascalies par exemple – et de la fidélité plus ou moins grande que lui témoignera son exécutant dépendront sa liberté d’exécution et l’existence ou non d’une mise en scène propre. En ce sens, le protocole théâtral est du côté du texte plus que de la mise en scène, puisqu’il lui préexiste. Texte comme protocole encadrent le tout du spectacle mais le premier le fait d’abord par la parole – et nous verrons comment elle est traitée dans les deux spectacles concernés – tandis que le second, le protocole, invente plutôt des cadres d’action. Toujours, même dans les pièces de théâtre qui contiennent peu de texte et beaucoup de didascalies – nous songeons notamment au Beckett des Comédie et actes divers – nous serons plus du côté du texte que du protocole par l’absence de liberté. Parce qu’à l’instant même où le texte est écrit, à l’exclusion des autres possibles, le hasard est absent. En ce sens, le protocole sera toujours plus lâche et s’il indique le sens de la parole – ce dont le comédien doit parler – il ne le fera pas mot à mot. Les comédiens de Next day comme ceux de Disabled theater savent de quoi ils doivent parler – leur scène préférée du spectacle, un souvenir personnel – et les répétitions ont du servir à travailler cette prise de parole, à la polir. Mais au moment de la dire, aucun texte fixe ne leur soufflera les mots.* Plus importe l’expérience d’une personne que le texte d’un personnage. Serait-ce l’avènement d’un nouveau théâtre ? A tout le moins une prolongation contemporaine des tentatives théâtrales qui, depuis quelques décennies, ont formalisé la disparition du personnage**.

Deuxième point saillant du concept : avec le protocole, l’art, qui ne repose plus sur une technique ou des matériaux, est accessible à chacun. C’est sans doute pour cela qu’y ont recours ces metteurs en scène qui souhaitent faire jouer des comédiens marginaux que sont les enfants, les handicapés ou les amateurs. En même temps qu’ils débordent le cadre du théâtre traditionnel, qu’ils en déconstruisent l’idée dont parlait Philippe Quesne, du vrai spectacle, du spectacle fini ou terminé que les enfants avaient, comme nous tous, en tête au début. Contrer cette idée en leur montrant que répéter un spectacle c’est apprendre des choses. Un chantier perpétuellement en cours.

Le théâtre protocolaire se distingue évidemment de l’art du même nom par son recours essentiel au vivant. Si des verres plein d’eau sont interchangeables, des êtres humains le sont certainement moins. Ainsi, si l’on peut dire que la marque des verres importe peu pour l’effet spatial rendu, le choix des comédiens se révèle déterminant. Au-delà même, les protocoles théâtraux que nous évoquons ne sont pas, comme peut l’être celui de l’artiste, des idées pures, créées ex-nihilo. Disabled Theater a été conçu avec ces comédiens-là ; Next day avec ces enfants en particulier qui, chacun, ont apporté au spectacle. Ce qui les distingue de Racine, c’est que nous ne suivons pas une intrigue mais assistons à un déroulement de motifs – le protocole donc – plus ou moins bien agencés. Chacun des deux spectacles, par exemple, commence par chaque comédien qui se présente. Moins des personnages que des personnes – autre distinction d’avec Racine – puisqu’ils se présentent chacun sous leur vrai nom et semblent détruire la notion de personnage. L’alchimie qui en naît rend peut-être difficile sans adaptation – caractéristique pourtant singulière du protocole – sa représentation ultérieure avec d’autres comédiens. Mais elle est sans doute imaginable. Le spectacle devient alors du répertoire.

Par leur recours à la musique ou à la danse, ces deux spectacles mettent à distance la parole. Qu’elle soit plus ou moins évacuée chez Jérôme Bel ou projetée en fond de scène sans que les enfants aient besoin de parler chez Philippe Quesne. Un théâtre de la parole, plus encore un théâtre du texte est-il moins possible avec ces comédiens ?

Nous arrivons au point où nous ne pouvons poser que des questions. Et singulièrement celles-ci : si le but des metteurs en scène était, notamment, de montrer enfants, handicapés ou amateurs comme des comédiens comme les autres (ce qu’ils sont), la création de tels protocoles plutôt que d’une pièce traditionnelle n’aboutit-elle pas à les cantonner dans un théâtre en marge ? Ou, avec le temps, ces marges ne vont-elles pas étirer le cadre du théâtre pour l’intégrer pleinement ? Plus qu’aucun autre théâtre, celui-ci pose aux comédiens la question du regard par le public. Même si nous jouons tous, peuvent-ils jouer autre chose qu’eux-mêmes ? Est-ce notre regard sur eux – forcément plus empathique – qui va se normaliser ou cette empathie irriguer le reste du théâtre ?


NB : il serait injuste de ne pas citer Nelson Goodman, penseur américain de l’esthétique analytique, dont les concepts d’art allographique, avec quelques nuances, et de notation ont été précieux pour bâtir notre explication du protocole.


  * Quant à la parole dans ces deux spectacles, le problème survient aussi de la traduction des propos des comédiens puisqu’ils s’expriment en allemand dans Disabled theater et en flamand dans Next day. Au choix plus ou moins improvisé de leurs mots pour raconter leur expérience s’ajoute donc l’improvisation de la traduction quasi simultanée. Il s’agit définitivement d’un protocole, non d’un texte écrit et joué.

** Pourquoi faut-il nous transformer en un autre personnage si cela doit nous rendre moins attirant que nous ne le sommes dans la vie réelle ? Constantin Stanislavski, La construction du personnage, 1930.



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