(2013)
Chers onze acteurs du théâtre Hora,
Je ne me trahirais pas en vous écrivant qu’avant de voir votre spectacle, je n’avais jamais eu les larmes au bord des yeux au théâtre ni le sourire autant accroché au visage. La raison de mes larmes n’est pas explicable ici. Pour le rire, c’est le contraire de la pitié ou de la moquerie, vous le savez, mais la complicité avec les autres rieurs, réels ou imaginaires qui vous rend, comme une évidence dont vous doutiez, absolument nôtres.
D’abord, devant ces onze chaises vides, chacun d’entre vous vient faire silence une minute face à nous. Comment compte-t-on une minute ? Un acteur arrive, tourne sur lui-même et repart. Un autre reste trop longtemps jusqu’à entendre Danke Peter. Le temps est personnel. Comme l’est votre démarche en entrant, que je ne pouvais qu’écouter de l’angle de mon balcon, mais déjà singulière : certains appuient le pas, d’autres le pressent… Puis chacun dites votre métier et je ne m’attendais pas, heureuse surprise, à ce que chacun d’entre vous réponde Schauspieler ou Schauspielerin, acteur, actrice. Et quand Peter je crois a montré la Lune en regardant son doigt et dit Oui maintenant c’est le théâtre j’étais réjoui. Enfin, devant tous les autres assis sur une chaise, vous levez et dansez un par un sur votre morceau de musique. C’est tout. Pourtant je n’ai rien dit. Du spectacle vous parlez mieux que quiconque.
Ma mère n’a pas aimé. Ma sœur a pleuré dans la voiture. Elle a dit que nous étions comme des animaux dans un cirque. Jamais ne vous regardons comme des bêtes curieuses ou des attractions de fêtes foraines. Mais comme ce que vous nous avez dit être : des acteurs. Pas plus manipulés ni contraints que d’autres. Moins, presque. Et si en effet, Jérôme Bel le metteur en scène le dit, faire un spectacle avec vous est une volonté de sa part de vous rendre de la visibilité, vous mettre sur scène ne serait-ce que pour que les spectateurs puissent vous voir longuement, j’ajouterais que mettre n’importe quel acteur sur n’importe quelle scène de théâtre est aussi politique. Et si Jérôme Bel demande où peut-on le faire mieux qu’au théâtre – au théâtre où on paye pour cela, où, protégé par l’obscurité, on peut observer ce qui est en pleine lumière ? je répondrais qu’étrangement nous sentons plus vos regards portés sur nous, dans cette obscurité qui nous retient et nous transforme, nous, en animaux de cirque. La lumière vous délivre. Si certains d’entre vous ont un chromosome en plus, c’est bien qu’il nous manque quelque chose. Nous sommes peut-être les vrais handicapés, incapables de faire. Vos asiles n’ont-ils pas d’abord été construits pour nous rassurer sur notre prétendue santé mentale et nos soi-disant conventions ?
Le titre du spectacle, le mot disabled est fascinant. Handicapé oui, mais si l’on disjoint, dis signifierait critiquer et abled ceux qui sont capables, compétents pour faire. Votre seule présence critique le théâtre, vos seuls gestes détruisent la danse, votre seule parole désempare l’écriture en créant un théâtre hasardeux, une danse hystérique et une parole démembrée. Vous détruisez la coulisse : soupirez ou vous effondrez tête dans les mains après votre tour de piste, vous parlez au metteur en scène… Que demandé-je d’autre aux acteurs et quels autres que vous l’ont fait, si frontalement ? Avec, en plus, l’élégance de ne pas s’en rendre compte.
J’aime cette pièce parce que je peux être moi-même et pas quelqu’un d’autre. Pourtant vous jouez. Improvisé ou pas, vous avez un sens de la mise en scène – vous soignez vos entrées – du rythme – vous savez attendre pour mieux faire sciemment rire – et de l’espace – vous savez jouer de la lumière et du noir. Pourtant, Jérôme Bel dit que les acteurs handicapés mentaux ne fonctionnent pas comme les autres acteurs, dits normaux. Certes. Mais ce qui fait peut-être de nous les vrais handicapés, c’est que nous sommes lestés d’une chose qui vous semble étrangère : l’esprit de sérieux. Grâce vous soit rendue de pouvoir continuer d’être familiers, spontanés, drôles et fraternels dans l’exercice grave d’un spectacle artistique sans rien lui retrancher, tout au contraire. Car Ionesco le disait, dont vous me semblez les maîtres, l’esprit de sérieux est une catastrophe. L’esprit de sérieux matait les casernes ; l’esprit de sérieux a fait les camps de concentration ; l’esprit de sérieux fait les fanatismes. Il vaut mieux sourire, amèrement, enfin comme on peut. Sans rien en dire, vous ne cachez pas vos douleurs. Si ce n’est avec des mots, vos pas de danse semblent les porter. Mais il y a toujours votre sourire, et celui que vous faites pousser sur nos lèvres pendant tout le spectacle. Alors je raserais bien la Sorbonne et ouvrirais grand les asiles.
La critique d’un spectacle anormal ne pouvait qu’avoir une forme anormale. Vous est autant pour votre troupe que pour chacun individuellement. Nous c’est moi et le public. Mais cette altérité existe dans chaque théâtre. Et si plusieurs se sont décrits handicapés comme plus lents que les soi-disant normaux, je vous répondrais par un proverbe chinois : Ne craignez pas d’être lent, craignez seulement d’être à l’arrêt. En l’occurrence donc, ne craignez rien.
Concept - Jérôme Bel
Compagnie - Theater Hora
Assistance et traduction - Simone Truong, Chris Weinheimer
Avec Damian Bright, Matthias Brücker, Remo Beuggert, Matthias Grandjean, Gianni Blumer, Julia Häusermann, Sara Hess, Miranda Hossle, Lorraine Meier, Tiziana Pagliaro, Peter Keller
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