(2014)
Oui, on ne joue que l’invivable au théâtre, la tragédie, je dis, la tragédie, c’est l’invivable. Si je vais jusqu’au bout de ma pensée, je crois qu’il n’y a de théâtre que tragique ; enfin, je l’entends de façon très large, je crois que Molière, c’est tragique, complètement, vous voyez.
Marguerite Duras à Michelle Porte
Il faudra donc que ce Molière nous poursuive. On traverse ces deux heures avec l’avidité, la jouissance qu’ils mettent à le jouer. La joie, dit-on, ne se justifie pas. Il va pourtant falloir justifier la nôtre.
La question d’abord, pourquoi Le Misanthrope en 2014, ne s’est jamais posée. C’est une pièce en diamant. L’opposition philosophique qu’elle présente est brillamment exposée, on y trouve, dixit le metteur en scène Thibault Perrenoud, de quoi alimenter des réflexions sur l’humain pour les siècles à venir, et le moindre vers est d’une pleine richesse – même le plus insignifiant, lisez : Laissons, puisqu’il vous plaît, ce chapitre de cour (III, 7), le balancement. Merveille.
L’intelligence, partant de l’idée qu’il n’y a rien de plus drôle que la misère humaine, est de faire de cette pièce une tragédie, la mise à mort (sociale) de Célimène qui, trompant tout le monde de ses vœux, finira seule. Il est vrai que dans d’autres mises en scène, c’est Alceste que l’on plaint et sur qui, croirait-on, la mécanique se referme. Mais c’est la nécessité de ce nouveau regard que de le décentrer un peu et, ne rendant aucun personnage ridicule – ni le misanthrope Alceste, ni la précieuse Célimène, ni le marquis Oronte, tous ici habillés comme de notre époque – mais chacun juste, incarné, véritable, on s’y attache tour à tour et on sauve finalement le plus constant : Alceste. Il devient un héroïque héraut. Tout est remis à la hauteur d’une histoire d’amour. Le Misanthrope n’est pas ce texte philosophique dans lequel dissertent les tenants et les opposants du « désert », c’est-à-dire la tentation de vivre en ermite pour échapper au monde corrompu. Dans cette lecture que nous en faisons, la pièce devient l’histoire d’un homme et d’une femme qui s’aiment mais qui ne peuvent pas s’empêcher de se faire mal… Et cette remise n’est jamais un rabaissement. Au contraire, comme cette vieille chanson qui dit l’amour plus purement qu’un sonnet pompeux, mettre ce texte au niveau de l’homme en rehausse justement la philosophie. Tous les siècles, il y a des tentatives de meubler le théâtre de pièces non adéquates, où on raconte autre chose que la passion, et ça ne marche jamais. (Marguerite Duras)
Pour appuyer cette vision, plusieurs partis-pris de mise en scène très judicieux. D’abord, le dispositif bi-frontal qui transforme chaque dialogue en duel. Commencer le dernier acte dans l’obscurité presque totale, une chasse à l’homme à la seule lumière d’une lampe de poche, est dramatiquement et comiquement ingénieux. Ensuite, la géniale audace, pendant les échanges les plus extrêmes, de faire se chevaucher les voix. Alceste n’attend pas que Philinte ai posément fini son vers pour lui répondre, il parle sur lui et les deux langues s’agrippent : la véracité en est saisissante. La versification a tant innervé les comédiens qu’ils la rendent sans artifice. Et vont même jusqu’à inventer un morceau de scène en alexandrins. Les leurs sont certes deux fois moins riches que ceux de Molière mais c’en est un hommage ludique, qui favorise l’harmonie générale. Les corps aussi s’agrippent, et c’est un autre point : montrer comment Molière peut être violent, charnel, nullement engoncé ni précieux. Ils se frappent, ils tombent, s’embrassent et s’accoladent, se lancent des bouquets et autre projectile à la figure, avec grande vigueur. C’est même ce qui justifie la nudité – pourtant nouveau poncif du théâtre – dans laquelle Alceste passe tout le début du dernier acte. Le roi est nu. Mais est-ce que son corps soit beau qu’ainsi fragilisé il en devienne, au contraire, touchant, ou que, sans plus rien derrière quoi se couvrir, nous soyons assurés qu’il est le seul vrai humain de la pièce – dans tous les sens du terme – et finalement que nous l’aimions ? Pourtant, dernière réussite, la mise en scène ne sombre jamais dans une frénésie permanente, où l’action serait jouée au pas de course, que ça bouge pour que le public prétendument tienne. Non, il y a aussi d’immenses silences, des vers qui respirent, des comédiens qui savent être graves, tenus et sobres. L’émotion n’en est, à ces moments, que plus généreuse. Tout est en eux, ces comédiens de la compagnie Kobal’t capables de passer dans un seul vers de la rage à la placidité, de l’amour au dépit. A la fois exclus, agressifs, fous et communs, comme Barthes voyait la jalousie qui remord Alceste. Et nous, transis, comme une tragédie, d’applaudir à toute joie.
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