Idée du monde, monde des idées

(2014)



Comparaison n’est pas raison, pourtant je ne peux m’empêcher de voir un nœud commun entre trois pièces – et sans doute bien d’autres encore. Les trois pièces : Antigone de Sophocle, puis d’Anouilh ; Le misanthrope de Molière ; Par les villages de Peter Handke – il faudrait alors en compter quatre. Le nœud commun : le conflit irrésolu entre l’idéalisme et le monde extérieur.
 
Ce conflit n’est pas limité à l’art dramatique. Il irrigue aussi la philosophie, la littérature, et disons l’art occidental en général. Mais le théâtre donne à son essence un ressort particulièrement efficace : la scène où peut se mener la joute ; et deux moyens dramatiques : le dialogue et la tirade ; qui font que cet affrontement n’a peut-être, grâce à lui, jamais été aussi abouti.

Tout commence, comme souvent, en Grèce, et dès l’Antigone de Sophocle se forme le nœud. Antigone a voulu donner à son frère mort une sépulture, contrant ainsi l’interdit législatif édicté par son oncle Créon, roi de Thèbes. Rattrapée, accusée, elle se défend : cette ordonnance, ce n’est point Zeus qui l’avait proclamé. Loi séculière contre loi divine. Décision du pouvoir politique pour maintenir l’unité du royaume contre idéalisme de la tradition – Hadès veut simplement voir accomplir ces rites. Cet épisode deux de la pièce – selon le découpage antique – donne lieu à l’explication des deux personnages, à leur dialogue et d’abord à la succession de trois tirades : Antigone – Créon – Antigone. Le cadre est posé.


Deux mille quatre cents ans plus tard, dans la version moderne qu’en tirera Jean Anouilh, ce duel, plus politique, moins religieux – et pour cause, nous sommes au XXème siècle et en pleine Seconde Guerre mondiale – est toujours mis en scène comme une succession de tirades entre les deux personnages. Créon et son sens du devoir, de l’efficacité, du métier de roi contre Antigone qui dit non. Il faut pourtant qu’il y en ait qui disent oui face au Moi je ne veux pas comprendre. La scène la plus puissante de la pièce. Cette opposition se rejouera quelques années plus tard dans Les mains sales de Jean-Paul Sartre entre un adolescent idéaliste et un militant efficace.

En chemin, d’autres pièces ont repris la mécanique de cette tension au fondement de leur intrigue. On citera Le canard sauvage d’Ibsen à travers l’opposition entre Gregers, l’idéaliste, « terroriste de la vérité » et Hjalmar qui choisit la compromission et le « mensonge vital ». Mais la pièce pivot où cette opposition est explicitée de la manière la plus brillante et la plus intime, c’est sans doute Le misanthrope de Molière.

En deux scènes mémorables – acte I scène 1 et acte V scène 1 – se noue la confrontation d’Alceste, le misanthrope du titre, et de son ami Philinte. D’entrée de jeu, il prend au premier des mouvements soudains / De fuir, dans un désert, l’approche des humains. Le second lui répond, philosophe : Mon Dieu, des mœurs du temps, mettons-nous moins en peine / Et faisons un peu grâce à la nature humaine ; / Ne l’examinons point dans la grande rigueur / Et voyons ses défauts, avec quelque douceur. / Il faut, parmi le monde, une vertu traitable, / A force de sagesse on peut être blâmable. Tout est dit. Alceste ne supporte pas l’hypocrisie que commandent les mondanités et se voudrait pour tout le monde et en toute occasion d’une franchise incorruptible. Philinte est évidemment plus coulant et accepte le jeu de la société, de la sociabilité. Et il se défend mieux que les deux Créon en renvoyant dos à dos ces deux attitudes dans un vers sublime : Mon flegme est philosophe, autant que votre bile.

Toutes ces pièces – et celle qu’il nous reste encore à analyser – ont le point commun d’être des tragédies. Si je mets le terme entre guillemets, c’est que, stricto sensu, Le misanthrope est une comédie. Philinte l’explique d’ailleurs clairement à Alceste : Et puisque la franchise a pour vous tant d’appas / Je vous dirais tout franc que cette maladie, / Partout où vous allez donne la comédie / Et qu’un si grand courroux contre les mœurs du temps / Vous tourne en ridicule auprès de bien des gens. Seulement, le personnage éponyme peut aussi être vu comme tragique et certaines mises en scène l’ont ainsi montré dans le passé. C’est certainement le conflit intérieur majeur de chaque Homme : son envie de changer le monde face au souhait de s’en retirer. Là encore, Philinte met justement le doigt sur cet enjeu en énonçant à son ami : Le monde, par vos soins, ne se changera pas. C’est que le conflit, de source intime, irrigue par capillarité toute conscience politique – compromis contre renoncement, conservatisme contre progressisme, voire révolte contre révolution – et artistique – art engagé contre « art pour l’art » pour le dire vite. Par là, en écho à la préoccupation intrinsèque de chacun, elle pousse le spectateur à choisir son personnage, donc son camp. Une différence de comédien peut le faire changer, une simple différence d’humeur, ou plus profondément, une différence d’âge. Mais le procédé est infaillible.


Et il est encore repris aujourd’hui. Ce n’est pas étonnant que ce soit par Peter Handke dans Par les villages puisqu’il qualifie lui-même cette pièce de poème épique, remontant ainsi aux racines de la tragédie antique. Là encore, poussé à l’extrême dans la forme, le clivage au sein d’une fratrie entre le frère écrivain idéaliste et l’autre frère et sa sœur qu’on qualifiera vite de travailleurs manuels. Le citadin contre les deux villageois, l’arrivécontre les deux exploités – le mot est de Handke – car oui, cette volonté radicale de vérité, de franchise, de pureté inexistante est sans doute un luxe que seuls peuvent se payer ceux qui ont le temps d’en jouir et la possibilité d’être parfois hors du monde. Mais pour ceux, ouvriers, qui dépendent du monde pour survivre, le compromis avec ce dernier n’est sans doute pas négociable. Ce n’est pas la même réalité, ni donc la même vérité qu’ils hurlent – car on crie beaucoup dans cette pièce – au cours de vastes tirades qui en sont la marque, d’abord le frère ouvrier – Nous les exploités, les offensés, les humiliés – puis la sœur qui répond à son frère écrivain, mi-cinglante mi-admirative – Ton problème c’est que la misère d’autrui tu la ressens comme si c’était la tienne. Et comme tu ne peux pas t’en rendre maître et que tu n’en tombes pas non plus raide mort, ce qui te sauve, c’est la transfiguration par laquelle tu nous crois sauvés […] Oui, tu n’as pas la faiblesse de rendre les choses inoffensives, mais la force de les transfigurer. Et la tirade de l’écrivain, sur la défensive.

Cette tension originelle et intérieure, qu’elle devienne ensuite politique ou artistique, nous interroge tous. Bien sûr elle oppose deux extrêmes impossibles à réaliser dans la réalité, ce que le sociologue Max Weber appellerait justement des idéaux-types, mais c’est cette simplification du conflit qui en fait l’intelligibilité, la saveur, la radicalité et le tragique. Dans cette mécanique du dialogue, de l’opposition de tirades, donc de philosophies de vie, le dramaturge, bien souvent, n’a pas voulu choisir, en mots, son camp. Les actes parleraient-ils davantage ? Il est vrai que les deux Antigone meurent à la fin de la pièce, que Gregers sème désunion et suicide dans sa famille et qu’Alceste perd son procès et se fait rabrouer par Célimène… Ce serait donc la morale de l’histoire – et de l’Histoire ? – sans la dire : la défaite de l’idéal, l’injonction du compromis. Pour autant, on se souvient davantage de ces brillants vaincus que de leurs contradicteurs. C’est à eux que vont souvent d’emblée notre empathie. Soit que les gens reconnus sont souvent ignorés. Soit, surtout, que le choix de cœur de chacun est indicible, impraticable mais par là même nécessaire.



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