Dom Juan

(2014)



Depuis Louis Jouvet au moins* – dont je prends le parti parce que je le crois juste – on sait combien Dom Juan est un maître-ouvrage dans l’œuvre de Molière et combien surtout la scène des adieux d’Elvire (acte IV, scène 6) est le mètre-étalon de toute la pièce : le jour où une actrice, je n’en ai jamais vu, arrivera à dire ce morceau dans un état de nécessité intérieure, ce sera bouleversant. Dit par Suliane Brahim, ça ne l’est malheureusement pas. Elvire, touchée par une grâce divine, vient dire à son amant Dom Juan qu’il ne faudra plus compter sur elle, et tout en lui montrant l’amour nouveau que maintenant elle a pour lui, le met en garde contre les représailles divines.

Ce qui est important et magnifique dans ce personnage d’Elvire, c’est que cet homme qu’elle vient sauver est celui qui l’a subornée, abandonnée. Malgré cela, elle vient. Elle fait preuve de cette magnanimité, de ce détachement céleste, mais en même temps avec un ardent amour. Loin de l’Elvire bravache et pathétique après l’abandon de Dom Juan au premier acte, elle revient longtemps après, transfigurée, absolument convertie et résolue, éthérée. Or, entre les deux, le jeu de Suliane Brahim ne change pas : l’intelligence dramatique ne suffit pas s’il n’y a pas de sentiment violent, profond. Au lieu de cette Elvire sincère, annonciatrice et sereine, c’est une femme faible et toujours pathétique, exagérément tremblante, à la voix monochrome dont le fond, bien qu’elle monte dans l’alto et s’enfonce dans la plainte, reste le même, sans la nécessité intérieure dont parle Jouvet. Qui concluait : je me ferais cistercienne pendant trois mois pour savoir ce que c’est que cette sérénité, pour en avoir le sentiment.

Car, à l’inverse de la mystique, la mise en scène de Jean-Pierre Vincent prend radicalement le parti de la comédie – ce qu’est, stricto sensu, la pièce. Il l’explique ainsi : nous avons cherché à ne pas injecter dans Molière tout ce dont le mythe s’est enrichi par la suite : romantisme, mysticisme, expressionisme, lectures abondantes par les sciences humaines au XXème siècle… Nourris de tout cela, nous avons cependant cherché à retrouver l’énergie première de cet objet précis, sa fraîcheur, sa vigueur pamphlétaire – même et surtout quand la satire s’avance masquée sous les charmes de l’aventure. Alors, si l’interprétation d’Elvire la tragique, dans cette configuration, ne passe pas la rampe, Loïc Corbery, en revanche, incarne à merveille le panache du héros invincible, ce Dom Juan si libre qu’il peut tourner longtemps le dos au spectateur. Il est même génial parce qu’imprévisible : pour qui, comme moi, ne se souvenait plus des sautes de l’intrigue, sa fausse conversion finale, lorsqu’il la joue à son père, est si convaincante que, comme Dom Louis, j’en fus dupé. Le ton de l’acteur, si l’on prend son parti du personnage jouisseur et sans inquiétude, est d’une grande maîtrise : il respire justement à l’intérieur des phrases mais pas au point – c’est tout l’enjeu d’une musicalité insufflée à la prose – il joue des silences et des contre-rythmes pour faire ressortir le jeu sérieusement bouffon de son personnage.

Car Dom Juan est une pièce de la parole. Le langage, et le lieu où il s’incarne : la scène, sont le hors-champ de l’action : les épées ne se choquent qu’en coulisses et le plateau prévient tout coup de férir. Et sur scène, nulle figuration : un panneau bleu turquoise évoque la mer, un immense mur rouge permet d’y projeter l’image de la chapelle du Commandeur et trois arbres pendus par le tronc signifient la forêt.

La lecture comique du texte est tenue de manière univoque pendant la première partie. C’est au quatrième acte, avec l’apparition surnaturelle de la statue du Commandeur, que survient une forme de drame – qu’on ne peut appeler tragique puisque rien de ce qui suit n’est prévisible et ordonné. C’est au quatrième acte que le haut de la scène se pare d’un rideau vert, couleur maudite du théâtre, pour signifier la malédiction annoncée par Elvire et que Dom Juan est rappelé à la mort par cette statue comme une vanité médiévale. D’ailleurs, tant par l’importance de l’honneur chevaleresque que par le costume des domestiques de Dom Juan qui convoque notre imaginaire moyenâgeux ; par le goût de l’aventure que par cette volonté de faire le pont, le lien, le liant entre ce passé lointain et agité et notre présent préoccupé, la mise en scène joue intelligemment de cette référence au Moyen-âge**. Et passe outre toutes les mises en scèneet interprétations venues depuis charger le texte – et celle de Jouvet en est une – pour voir s’il tient encore. Et à entendre Dom Juan dans une des dernières scènes dire que l’hypocrisie est un vice à la mode et tous les vices à la mode passent pour vertus et souhaiter cyniquement prendre exemple sur ceux qui se font un bouclier du manteau de la religion et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde, à notre époque où la politique et la consommation sont sans doute nos premières religions, le texte tient, bien sûr, et mieux que jamais.



* Molière et la comédie classique et la pièce qu’en a tirée Brigitte Jacques pour le théâtre, dont sont extraites les citations des deux premiers paragraphes, et que Benoît Jacquot avait adapté à l’écran.

** Dom Juan est un miracle, un miracle du Moyen-Âge, une pièce qui n’est ni religieuse, ni anti-religieuse mais qui est baignée toute entière dans la préoccupation de Dieu. C’est cela Dom Juan, c’est pas un coureur de filles, le problème n’est pas là. Louis Jouvet




Comédie Française - Salle Richelieu
Texte - Molière
Mise en scène - Jean-Pierre VincentAvec Alain Lenglet, Loïc Corbery, Serge Bagdassarian, Clément Hervieu-Léger, Gilles David, Suliane Brahim, Jérémy Lopez, Jennifer Decker



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