ou l’architecture à bon port
(2021)
Ce texte a paru dans la Revue du Yacht Club Classique (2021)
Le Ministère de
l’Economie et des Finances à Bercy (1981-1988) ? On le surnomme « le paquebot ».
Tout comme les « Cités radieuses » du Corbusier (1946-1967). L’Opéra
de Sydney (1959-1973) ? Certains y reconnaissent un voilier. Sans oublier
ces églises basques ou normandes dont les voûtes ont la forme d’une coque de
bateau renversée. Et jusqu’au « style paquebot », inspiré des
transatlantiques, qui, avant-guerre, domestiqua, surtout aux Etats-Unis, le style
Art Déco finissant à l’épure rectiligne de la nouvelle architecture moderne.
En France, l’Hôtel
Belvédère du Rayon Vert à Cerbère, dernière ville avant l’Espagne, en est un
exemple notable. Construit sur une parcelle longue mais étroite, il prend la
forme d’un navire avec sa proue, ses coursives et son toit-terrasse comme une
cheminée, et devait accueillir les voyageurs en transit entre les deux pays. Mais
quatre ans après son ouverture en 1932 survient la guerre d’Espagne, entraînant
le déclin de l’établissement.
Architecture et nautisme
sont donc liés et ce n’est peut-être pas un hasard si c’est devant le Cercle
d’études architecturales que Michel Foucault donna l’une des plus belles
définitions de ce qu’est un bateau. Nous sommes à la fin de 1966. Le philosophe
est à Sidi Bou Saïd. Des hauteurs il doit voir le port, le golfe de Tunis et la
mer, éperdument. Il écrit là sa conférence Des espaces autres où il
invente le concept d’hétérotopie. A l’inverse de l’utopie, « emplacement
sans lieu réel », l’hétérotopie existe bel et bien. Littéralement, c’est
un « espace autre » qui « abolit le temps » traditionnel et dans
lequel on entre contraint ou après avoir accompli certains gestes.
Les hétérotopies peuvent
être des lieux sacrés (les temples, les églises…) ; des lieux « de
déviation » (les maisons de retraite, les cliniques psychiatriques, les
prisons) ou bien des lieux de divertissement (les théâtres, les jardins, les
musées, les bibliothèques…). Tous lieux pourtant réels où nous expérimentons un
espace-temps contrarié.
En conclusion de son texte, Michel
Foucault qualifie le bateau de « type extrême de l’hétérotopie », car
« si l’on songe, après tout, que le bateau, c’est un morceau flottant
d’espace, un lieu sans lieu, qui vit par lui-même, qui est fermé sur soi et qui
est livré en même temps à l’infini de la mer et qui, de port en port, de bordée
en bordée, de maison close en maison close, va jusqu’aux colonies chercher ce
qu’elles recèlent de plus précieux en leurs jardins, vous comprenez pourquoi le
bateau a été pour notre civilisation, depuis le XVIème siècle
jusqu’à nos jours, à la fois, non seulement bien sûr le plus grand instrument
de développement économique, mais la plus grande réserve d’imagination. Le
navire, c’est l’hétérotopie par excellence. Dans les civilisations sans bateau,
les rêves se tarissent, l’espionnage y remplace l’aventure, et la police, les
corsaires ». C’est magnifique.
Il est, en France, un ouvrage
d’architecture récent que l’on qualifia de « vaisseau » ou de
« caravelle futuriste » : la Fondation Vuitton, au seuil de
Paris. Dessinée par l’architecte Frank Gehry, qui s’inspire notamment du
voilier Susanne de l’architecte naval William Fife III, ses douze voiles
de verre ornementales renvoient d’autant plus à celles d’un bateau qu’elles
sont le contraire des voiles de béton (masculins, eux) qui, en architecture,
forment la structure d’un bâtiment.
En utilisant le dessin d’une
hétérotopie (un bateau) pour construire une autre hétérotopie (un lieu
d’exposition), Gehry renoue avec ces premiers temps où les musées ressemblaient
à des temples ou à des palais (autres hétérotopies) et que le mouvement moderne
avait notamment interrompu pour moins intimider celui qui voulait y entrer. Avec
cette « hétérotopie au carré », Gehry conçoit un espace interne plus
agréable aux œuvres qu’aux visiteurs. Et pose, sur cette étroite parcelle du
bois de Boulogne, un navire vertical « allé avec le soleil ».
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