Un nouveau visage (Virxilio Vieitez)

(2018)


Il y a maintenant un nouveau visage sur le mur. Celui d’un homme qui s’appelait ou se faisait appeler le Ginio. C’est le titre de son portrait, photographié en 1958 ou 1959 par Virxilio Vieitez dans son village galicien de Soutelo de Montes. De là est venue sa fille, Keta, pour m’apporter la photo à Paris. Sans m’avoir jamais vu, elle dit qu’elle m’a immédiatement reconnu à mon regard. Elle est flatteuse.


Nous nous asseyons à la terrasse d’un café, cet espace pour elle typiquement parisien, typiquement français, que les Espagnols se sont mis à imiter depuis qu’il leur est interdit de fumer à l’intérieur des restaurants. Keta fume. Depuis sept ans, elle s’assoit donc en terrasse.


Virxilio, son père, mort il y a dix ans, était un photographe public, comme on le dirait d’un écrivain. Celui à qui, de 1955 à la fin des années soixante-dix, les villageois de Soutelo de Montes demandaient de fixer leur image pour les grands événements de leur vie : naissance, mariage, sorties du dimanche, photos de famille aux champs ou à la maison, enterrement. Des portraits en pied, aussi, qu’il se proposait de faire lors de ses tournées dans les villages voisins. Des scènes de la vie quotidienne qui regroupent notamment une série d’acrobates effectuant quelques figures sur une petite estrade devant une grande toile fleurie dont on ne sait pas si elle servait de décor à un hypothétique spectacle ou seulement à la photographie. Et puis des portraits plus serrés, devant un fond blanc, utilisés pour les papiers d’identité. Les débuts dans la photographie de Virxilio, revenu à vingt-cinq ans de Barcelone dans son village natal pour veiller sa mère mourante, coïncident avec une grande vague d’immigration des hommes de Galice pour l’Amérique du Sud. Voilà comment une nécessité économique, qui requérait un passeport, lui donna du travail. Un peu plus tard, ses portraits serviront pour le Documento Nacional de Identidad, instauré en 1944 par Franco, mais dont la pratique mit plusieurs années à atteindre les campagnes. L’image sur le passeport est toujours de profil ; celle sur le documento toujours de face.

C’est une de ces photographies d’identité que j’ai choisie. L’une des plus originales, d’une triple singularité. D’abord elle est une dissonance visuelle : la seule de la série à ne pas être cadrée frontalement, ni de profil, mais de trois-quarts droit. L’homme sur la photo, o Ginio, ne nous regarde donc pas dans les yeux ; il pointe un hors-champ que la nappe derrière, uniformément blanche, et son regard plissé rendent nécessairement lointain. Bien sûr, cette image serait refusée aujourd’hui sur un document d’identité, mais pour être la seule du genre avec ce cadrage incongru, ne l’aurait-elle pas été aussi à l’époque ? La planche contact ne montre qu’une image pour chaque modèle. Vieitez visait juste du premier coup. Lui dont la frontalité est, avec la netteté, la marque du style, pourquoi a-t-il pris le soin de biaiser son cadrage, d’éviter le regard de cet homme en le fixant de travers ?


Ensuite, il y a la singularité de l’objet. Le tirage d’époque doit se trouver dans la maison de cet homme, comme tous les premiers originaux de Vieitez chez ses premiers acheteurs. Je me figure le réseau de toutes ces photographies à relier entre elles, comme dans ces dessins d’enfants où la ligne des points fait apparaître une silhouette, qui se confondrait alors avec l’espace du village. Les images ultérieures, tirées par sa fille sous l’œil du photographe, ont rarement été signées. Par le plus grand des hasards, cherchant ce portrait d’homme dans ses archives, celui-ci l’était. 

Il y a, enfin, la singularité du sujet. Keta dit qu’il est habillé comme un homme qui vit seul, avec le dessous de sa chemise bien visible. Elle croit que c’était un homme rare, marginal (l’originalité du sujet vient de là) et qu’il n’était pas du village, de Soutelo de Montes, puisqu’à l’inverse de tous les autres modèles, sa mère qui y vit encore ne s’en souvient pas. Autant Keta, qui travaille le week-end dans un café du village, a revu, soixante ans plus tard, le jeune garçon qui, sur une photo de son père, posait avec une fausse carabine et l’a instantanément reconnu. Autant, cet homme, o Ginio, rien. Il semble bien vieux pour partir travailler en Amérique du Sud et son portrait, on l’a dit, n’est cadré ni pour un passeport, ni pour une carte d’identité. A quoi pouvait-il donc servir, s’il faut lui trouver une utilité ?

Car c’est bien le romanesque de cette histoire photographique que d’imaginer ces deux femmes, veuve et fille de Virxilio Vieitez, veillant sur son héritage dans la maison même où il vécut, avec, à l’étage, dans une chambre aux meubles antiques que plus personne ne veut habiter, son lit de naissance qui fut aussi son lit de mort, au milieu d’un village de quatre cents âmes où ses photographies se trouvent dispersées dans presque chaque appartement. Keta vit entourée des doubles plus modernes de ces images dont elle a vu, sa vie durant, vieillir et mourir les sujets dans la rue.

Ici, l’interrogation que Marguerite Duras posait à l’écriture, Pourquoi on se double d’une œuvre, d’une autre vision du réel ? Pourquoi tout le temps ce cheminement […] duquel on ne peut absolument pas s’extraire ? rejoint autant la pratique photographique de Virxilio Vieitez que le présent encerclé d’images plus ou moins vivantes de sa légataire. La fascination de ce corpus provient de la réponse à cette question, qui n’est évidemment pas d’abord administrative (faire des portraits pour des papiers d’identité) mais fondamentalement anthropologique. Pourquoi ces villageois ont-ils voulu doubler leur vie de tant d’images ? L’auraient-ils souhaité s’il n’y avait pas à proximité un photographe pour le faire ? N’est-ce pas lui aussi qui, à l’initiative de ses tournées, a éveillé ou réveillé ce désir ? Qu’est-ce qui, dans une vie, fait événement et mérite, selon cette logique d’une photographie rare et précieuse, qu’on en fixe l’image ? La naissance, le mariage ou la mort, le cycle des moissons, résument-ils mieux une existence et une personnalité que ces flâneries endimanchées ou ces photos posées dans d’incongrus paysages ? Et d’ailleurs il y a-t-il plus de jeu avec la réalité dans une photo posée ?


Chaque image de Vieitez, et toutes ensemble, creusent ces questions. Hormis les portraits, on y voit peu de personnes seules (ce qui ne veut pas dire peu de solitude) et beaucoup de femmes (sans doute parce que, comme la guerre, l’immigration ne laisse au village que les hommes trop jeunes et trop vieux). On y voit surtout comment, dans un village d’Espagne sous la dictature, des hommes et des femmes vivent, en une société et un temps que même les habits neufs de certains et l’irruption, ça et là, d’un poste de radio, n’ont pas rendu modernes pour autant. Comment, dans un pays où les paysans étaient encore une petite moitié de la population, des hommes et des femmes accueillent leurs bébés, marient leurs enfants, sortent le dimanche, parfois s’amusent, et pleurent leurs morts. Et comment, au milieu de tout ça, le corps un peu gêné du Ginio est l’un des seuls à vouloir se porter, d’un simple coup d’œil, au-delà du cadre.


Hugo Martin



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