(2020)
Disons-le d’emblée :
l’écriture de ce texte a été laborieuse. Pourtant, ç’aurait dû être tout le
contraire, de cette simplicité que guident l’affection pour une œuvre et la
curiosité pour un geste. J’ai rencontré Claire Trotignon dans son atelier le 17
février 2020. Un mois plus tard, nous étions confinés. Quelques idées avaient
émergé entretemps et j’ai beau m’être enfermé avec Georges Didi-Huberman
parlant de Bataille, Svetlana Alpers parlant de Rembrandt et Jacques Derrida de
Sollers, l’essoufflement intellectuel, puis la relève d’autres sujets en
latence, enfin les retrouvailles avec la vie parisienne ont retardé cette
entreprise qui commence étrangement, ici, comme une note de journal, un point
de situation. Comme pour s’assurer que cette rencontre artistique, une des
dernières du temps d’avant, courre encore dans le temps d’après et, plus
généralement, que ces deux mondes ne sont (malheureusement ?) pas si
différents. Il aura fallu un été pour retrouver du souffle et un peu d’élan, ouvrir
les livres longtemps remisés. Il aura fallu revoir Claire avec puis sans masque,
et ses derniers travaux qui lancent une nouvelle dynamique dans son œuvre. Les mots courent enfin. C’est maintenant
l’affaire d’une nuit ou deux.
*
C’est ce qu’on appelle un
heureux hasard. Je regarde le film d’Éric Rohmer La Collectionneuse (le
titre n’est pas anodin pour la suite). Troisième minute, deuxième prologue :
accoudés à un bureau en désordre, chacun tirant sans conviction sur sa
cigarette, Adrien montre à Daniel ce qui semble être un petit pot de peinture vide
sur lequel sont enchâssées des dizaines de lames de rasoir. Il disserte sur son
ami peintre, fatalement se coupe, et saigne. Avant de lui lancer :
« T’aimerais bien que la peinture coupe les doigts ? ». J’appuie
sur pause : voilà l’attaque de mon texte. Je finirai le film plus tard.
Car ce qui frappe en
entrant dans l’atelier de Claire Trotignon, outre la hauteur de la pièce et la
blancheur des murs, c’est bien cette collection, ou plutôt cette collecte de
centaines de petits papiers découpés. Toutes les images d’un monde. Un
indubitable désir d’images pour celle qui, reprenant les mots de Georges
Bataille, sait « regarder curieusement, mais avec un grand couteau »[1].
Il y a sur sa longue
table des morceaux d’atlas, de gravures en taille douce, d’estampes japonaises
et de cartes postales colorisées, chinées au gré des marchands et des salons, tel
un conservatoire d’imaginaire qu’elle connaît par cœur, qu’elle choisit et
classe, moins selon des critères symboliques (ce qu’ils représentent) que
formels (leur trait, leur taille, leurs couleurs, leur forme). Et puisque
« faire des images, c’est bien tailler dans les corps »[2], Claire reprend
l’instrument du graveur, qui est aussi le scalpel du chirurgien, pour couper,
trancher, dissocier, distinguer, tailler et sacrifier ces papiers anciens.
L’analogie de l’artiste
et du médecin fait immédiatement venir à l’esprit ce grand tableau de Rembrandt
exposé à la Haye, La leçon d’anatomie du docteur Tulp où ce dernier
soulève le bras écorché d’un cadavre devant les visages curieux et un peu
blêmes de sept hommes à collerette dentelée. D’aucuns auront noté le mimétisme
entre les mains du médecin tenant sa pince et celle du peintre son pinceau et
sa palette. « Nicolaes Tulp est en train de montrer comment nous utilisons
notre main »[3],
écrit l’historienne de l’art Svetlana Alpers, pour qui « la main est
l’instrument même du peintre, l’outil propre à sa profession ». A travers
ses portraits d’aveugles, de reine biblique et de vieilles femmes qui tiennent
livres et lettres de leurs grosses mains plutôt qu’ils ne les lisent, Rembrandt
suggère que « toucher avec la main est un moyen de connaissance »,
que « le toucher complète la vue en tant que vecteur premier du contact
humain » et même, qu’« en faisant appel à l’activité physique du
toucher il est capable de suggérer que la vue est aussi une activité :
comme semble l’impliquer l’analogie proposée par sa peinture, la vision est une
espèce d’activité tactile ». Ainsi enjoint-on aux visiteurs de musée de
toucher avec les yeux.
Voir et toucher sont les
deux mouvements de Claire pour créer ses dessins. Elle incise et sculpte ces
premières images qui ne sont que des couleurs, des lignes et des traits. Ses
gestes sont bien la conjonction, dont parlait Raymond Queneau, « de la
paire de ciseaux et du pot de colle »[4]. Alpers concluait
que « Rembrandt est en quelque sorte un sculpteur raté. (Cela
pourrait expliquer en partie le plaisir qu’il prenait en tant que graveur à
travailler ou à « sculpter » ses planches) ». Les images de
Claire jouent avec cette archéologie de désirs et de frustrations. Et c’est d’ailleurs
peut-être pour les conjurer qu’elle se fait aussi sculptrice, voire architecte
dans ses installations.
Comme Rembrandt, qui
« construit son image en partant du centre et se trouve confronté à un
problème lorsqu’il doit traiter les angles du tableau », Claire fixe
d’abord « quelques grosses parties sûres »[5] qui autorisent « la
mobilité du reste ». D’où la présence insistante du blanc tout autour, héritage
revendiqué de la marge des gravures, comme une nouvelle frontière.
Sur cet acte si féroce de
trancher pour fabriquer des œuvres pourtant si délicates, notre premier
mouvement nous a mené vers Georges Bataille. Mais si le travail de Claire se
reconnaît dans son action d’« ouvrir comme on sacrifie l’intégrité d’un
organisme »[6] (en l’occurrence, ici, d’une image source), « l’attrait du
tranchant » bataillien a quelque chose de trop tragique et douloureux pour
nous accompagner jusqu’au bout. Ce serait extrapoler, surinterpréter, en tout
cas exagérer une œuvre dont l’inquiétude semble de pure forme. Et j’insiste sur
ce mot de forme, puisqu’en découpant nettement ces images en morceaux de plus
en plus grands, Claire leur fait de moins en moins perdre leur intégrité
première : là où, dans ses explosions, la laine des moutons devenait, par
exemple, des nuages dans le ciel, aujourd’hui le palmier de la gravure
originale peut rester un palmier dans l’image finale. Le remploi devient
citation. La forme et l’informe s’inquiètent et se menacent moins. Dès lors, si
« déchirer n’est pas dissoudre ni soustraire mais transgresser, mettre en
mille morceaux, multiplier, excéder »[7], et j’ajoute exploser ;
si déchirer, c’est faire se toucher des images contradictoires ou inaccessibles,
disons que ce programme semble ne plus suivre tout à fait l’évolution du
travail de Claire, moins explosif et plus architecturé. Bataille avait raison, « la
dislocation des formes entraîne celle de la pensée »[8]. Le montage d’images, chez Claire, est d’abord formel. Il ne fait pas surgir de nouveau sens autre que la construction plus ou moins en ruines qu’il forme à présent. Claire joue, de son aveu même, entre l’infiniment grand et l’infiniment petit ; évite la présence de personnages qui engageraient une notion d’échelle et une impression de réalisme ; dessine des « constructions caduques » à la manière de ces peintres primitifs qui n’usaient pas encore des ombres portées. « Ne pas se laisser absorber par le sujet », dit-elle. L’origine des images utilisées est indécidable – quoique, de moins en moins – mais elles demeurent relativement innocentes et sans heurts. Claire compose « des indices épars pour que l’œil continue de lui-même la composition ». L’imaginaire du regardant prend alors la relève du blanc laissé sur le papier puisqu’il n’est plus une fenêtre, ni un miroir. « Aucune chose n’est complète par elle-même et ne peut se compléter que par ce qui lui manque. Mais ce qui manque à toute chose particulière est infini » [9]. « Le blanc ouvre la structure à une transformation indéfiniment disséminée ».
Je me souviens de la première impression séduisante face aux images de Claire : la dissémination. De loin, la sensation d’un dessin classiquement plat. De près, la découverte de morceaux en volume reliés par la gouache ou le graphite. Dès lors, j’ai tenté de caractériser ce rapport de la partie au tout, ce va-et-vient du morceau à l’ensemble. Et pour cela, lu le texte de Jacques Derrida justement appelé La dissémination. L’analyse du philosophe porte sur un texte littéraire composé de fragments mais sa réflexion sur la coupure, associée en littérature à la citation, éclaire en retour le travail qui nous occupe, pour peu qu’on y remplace « le texte » par « l’image ». C’est à ce jeu-là que nous jouerons. « Tout « commence » donc par la citation, dans les faux plis d’un certain voile », écrit le philosophe. « La sortie hors de l’unité « primitive » [c’est-à-dire le morceau d’image une fois coupé], la coupure partage la semence en la projetant ». Cette phrase semble décrire les explosions de Claire. Lorsque les morceaux sont si petits que toute tentative d’en rechercher la source s’oublie dans une vague d’éclats, on évoquera, avec Derrida, cette « réciproque contamination de l’œuvre et des moyens [qui] empoisonne le dedans », là où l’informe, parfois, surgit.
Le morceau, ce que Derrida appellerait par exemple « l’exergue, cesse d’être une citation, épinglée ou collée [à la surface], dès lors qu’elle se laisse travailler et travaille au corps même de l’image » : une fois découpée, le regardant oublie la source de l’estampe, qui vient désormais s’inclure dans une construction plus vaste, qu’elle contribue aussi bien à former qu’à déformer. Le morceau original ne signifie plus rien. Il n’y a, pour le dire avec Derrida, « aucun référent absolu. C’est pourquoi [les morceaux] ne montrent rien, ne racontent rien, ne représentent rien, ne veulent rien dire. Plus précisément, leur « contenu » n’est qu’un effet de surface ». Quelques lignes plus loin, il évoquera joliment leur « valeur d’horizon », défendue, chez Claire, par le blanc du papier. Voilà une phrase fondamentale, qui décrit bien ce que fait le geste de couper des images. Car « l’effet de surface » que Derrida caractérise pour un texte est encore plus vrai pour une œuvre sur papier qui, même si elle joue un peu sur le volume et l’épaisseur, n’est qu’une surface. On voudrait lire ainsi la philosophie de Claire Trotignon, l’effet et la valeur si puissante du simple geste de couper : éteindre la source, oublier la mémoire, effacer la représentation[10], réécrire le récit.
Une considération pour la surface, seule capable d’horizon, dans une époque éprise de profondeur, que l’écrivain Jean-Christophe Bailly avait ainsi résumé : « La profondeur est un mot redoutable. Parce qu’on ne la rencontre jamais, on ne rencontre que des surfaces. […] Même la plus extrême attention ne pourra jamais faire qu’effleurer, et c’est uniquement cela, je crois, faire une expérience : ne faire qu’effleurer une chose, mais le faire bien, le faire lentement »[11].
Ainsi se construit l’image. Et de même que, selon Derrida, « écrire veut dire greffer », disons alors qu’imager veut dire couper et coller ensemble des images. « L’hétérogénéité des images, c’est la greffe ». Le geste se confond avec son résultat. « Jamais citation n’aura aussi bien voulu dire mise en mouvement ».
Un doute s’installe cependant. « Tous les prélèvements qui scandent [les dessins de Claire] ne donnent pas lieu, comme vous aurez pu le croire, à des « citations », à des « collages » voire à des « illustrations ». Ils ne sont pas appliqués à la surface ou dans les interstices d’une image qui existerait déjà sans eux. Et ils ne se lisent eux-mêmes que dans l’opération de leur réinscription, dans la greffe ». Que voyons-nous, au juste, face aux dessins de Claire ? Dans les derniers que nous avons découverts, où la gravure d’un palmier reste un palmier, on peut parler de citation. Claire cite, en le découpant, le dessin original d’un arbre qu’elle transpose, nettement identifiable, dans un autre contexte. La source est saillante. Je m’obstine à prendre l’exemple du palmier puisque, dans cette dernière série de dessins, c’est d’abord sur les arbres que cet effet est visible. Donc « la citation sépare »[12]. L’arbre chez Claire semble vouloir dire « Comme disait l’arbre dans telle gravure ou telle estampe ». Et ailleurs, on repère aussi nettement les découpages plus gros d’anciennes estampes japonaises.
Mais l’impression face à ses premières explosions était toute autre, déjà longuement décrite. Ces mille éclats d’images indéfinissables, ces transformations de laine de mouton en nuages tenaient moins de la citation (puisque la source en était indéterminée) que du remploi, cette technique antique et médiévale de réutiliser les morceaux d’anciens édifices en les intégrant dans des constructions nouvelles. Il ne s’agit pas, comme dans la citation, de les mettre en valeur en les séparant du reste mais, au contraire, de les fondre, indiscernables, sans guillemets, dans un nouvel édifice. Tels ces morceaux de temples païens remployés pour bâtir les premières églises chrétiennes.
Derrida a donc raison d’écrire que les prélèvements ne sont pas des citations. D’abord parce qu’ils ne préexistent pas au geste de la coupure qui les fait advenir. Mais surtout parce qu’ils seraient plutôt des remplois, des relèves. « Il n’est question que de réveil, concluait d’ailleurs le philosophe, jamais d’éveil ». Dans les œuvres de Claire, le temps (les époques des images originales) devient lieu (l’architecture du dessin final).
Une incise sur la si belle « valeur d’horizon » dont parlait le philosophe. Dans les dessins de Claire, elle est aussi défendue par le bleu, cette couleur des cartes et des atlas qui lui sont chers, cette couleur codée qui signifie aussi bien le ciel que la mer. Les peintres et les décorateurs savent que le bleu agrandit une pièce. D’œuvre en œuvre, il semble ici se répandre. Employé comme seule couleur peinte, monochrome d’une sérigraphie ou comme fond uni, il constitue un horizon d’appel, une aspiration, un gouffre sans relief, pour l’œil qui le surprend comme pour les fragments de papiers plus clairs sur lequel ils naviguent.
« Cette image pleine de clés n’abrite aucun secret. Rien en somme à déchiffrer que la somme qu’elle est ». Vraiment ? Réduire le travail de Claire à un geste et ses œuvres à un jeu formel serait une méprise. Couper ouvre un monde ; mais construire des utopies déjà en ruines n’a rien d’innocent. Trancher a également un sens politique sur lequel nous n’avons guère appuyé[13]. Tout comme assimiler sa démarche artistique de fabriquer sa propre matière d’après le rebut à celle de construire des cabanes avec des bouts de bois[14].
« Tout comme ces oiseaux qui tressent leurs nids avec des bouts de plastique et des déchets autant qu’avec des brindilles et des feuilles, écrit l’historienne de la littérature Marielle Macé : ce n’est pas qu’ils s’en accommodent, qu’ils « s’adaptent », c’est que c’est là le seul monde à disposition ; décidément pas mieux ». Justement, poursuit-elle dans son essai politique, construire des cabanes « pour leur faire face autrement, à ce monde-ci et à ce présent-là, avec leurs saccages, leurs rebuts, mais aussi leurs possibilités d’échappées [je crois y retrouver cette « valeur d’horizon »]. Sans ignorer que c’est avec le pire du monde actuel (de ses expulsions, de ses débris [j’ajoute, songeant aux dessins de Claire, de ses explosions] que les cabanes souvent se font, et qu’elles sont simultanément construites par ce pire et par les gestes qui lui sont opposés ». Construire des cabanes « surtout pas pour prendre place, se faire une petite place là où ça ne gênerait pas trop [les lieux de Claire sont trop disparates, impurs, mêlés pour cela], mais pour accuser ce monde de places [en l’explosant ?] – de places faites, de places refusées, de places prises ou à prendre ». Jamais couper n’aura aussi bien voulu dire mettre en mouvement.
Je me suis d’abord intéressé à un geste, que je l’imagine faire et qui, comme tout geste, dépasse la seule main. Où est donc le tranchant de la chose ? Si l’acte de couper s’éloigne une fois le morceau collé sur le papier et devenu fragment d’un nouvel ensemble qui le déborde, il se rapproche quand le morceau devient le document direct, la trace petite, le reste exhibé de ce que couper veut dire.
Hugo Martin
16 septembre 2020
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