A quoi sert le théâtre ? 
(2013)



Le théâtre est un art mort. Comme tel, il ne demeure que dans la mémoire des spectateurs – et dans quelques notes de répétition. Jérôme Savary s’amusait ainsi avec fierté de faire un art biodégradable, le seul qui ne fasse pas de  détritus.

Il y a le texte ; mais comme pour la poésie selon Ferré, le théâtre ne prend son sexe qu’avec la corde vocale tout comme le violon prend le sien avec l’archet qui le touche. Pourquoi alors appelle-t-on cet art vivant quand rien ne me le rappelle mieux que mes morts les plus chers, et que chaque mauvaise nouvelle interprétation est comme un long ver qui s’acharne sur eux ? Comment me souvenir autrement que par moi-même de Georges Wilson dans Bérénice, de Michel Bouquet en Harpagon ou en Roi Béranger, d’Anouk Grinberg en Molly Bloom, de Sami Frey disant Beckett ? Il y a bien des images en mouvement, des enregistrements sonores, mais ils ne sont pas réels ; ils ne rendent pas, ne le peuvent, le supplément de salive éructée, l’odeur de cendre et de velours, la liaison, la poitrine tombant d’une tunique pastel, la chaleur des ampoules, la communion parfois des mains frappées, la résonnance du rideau métallique qui s’ouvre. Ce pouvoir de communion est le plus beau et le plus petit commun dénominateur du théâtre. Mais si le théâtre sert à quelque chose c’est à cette communion qui peut exister chaque fois que des hommes convergent pour voir quelque chose qui leur est important.

La scène convoque aussi les morts que l’on m’a transmis, que je n’ai souvent fait que croiser ailleurs – et qui ne sont pas nécessairement morts, entendez-moi bien, pas sous terre, mais simplement parce que la représentation est finie ; et pourtant plus vivants que tant d’autres. Je repense à Dominique Blanc en voyant Anne Suarez jouer Phèdre ou à Madeleine Renaud en voyant Adriana Asti dire Oh les beaux jours, encore pour moi, ça aura été. Ou quand je suis assis face à une tragédie grecque je m’imagine sur les gradins de pierre blanche du théâtre de Dionysos à Athènes, comme lorsque j’étais sur ces gradins de pierre blanche un été, je m’imaginais deux mille cinq cents ans avant, au concours des grandes Dionysies qui départagerait Eschyle, Euripide et Sophocle. Lisant par hasard la notice nécrologique de Patrice Chéreau dans quelque journal, il y avait cette phrase que j’ai emportée : Il aura offert aux auteurs morts une vie nouvelle, et l’immortalité aux contemporains. C’est un mot d’esprit bien sûr, mais on y revient toujours.

Il existe un troisième œil vous savez, un œil rétroviseur, qui n’est pas tant le regard de l’autre mais ce que l’on s’imagine qu’il verrait sur nous. C’est celui-là que le projecteur de la scène aveugle (ou parce qu’il est réellement visible, on le sent, sur les gradins) qui rend le comédien paradoxalement plus réel que dans la vie. Tout ce que dit Sarah Bernhardt à un homme qui lui demande dans la rue si elle est Sarah Bernhardt et qui lui répond Je le serai ce soir. Le spectateur s’en déleste aussi parfois quand il se met à la place du comédien, que les deux communiquent. Je deviens, catharsis, un autre comédien sur scène, plus en représentation, et c’est à moi qui écris qu’Emmanuelle Béart hurle dans Par les villages que j’ai toujours été trop sensible, que je n’ai pas la faiblesse de rendre les choses inoffensives mais la force de les transfigurer, qu’un an de mon travail vaut moins qu’un coup de son doigt sur sa caisse enregistreuse, et qui me demande à quoi sert ce texte sur à quoi sert le théâtre. C’est l’histoire du visage droit de la Vierge à l’Enfant, bouche tendue entre la joie de la naissance et la prescience de sa mort. Comme elle le spectateur, en position passive d’admirer quelque chose qu’il n’a pas porté. La joie d’une représentation stupéfiante a parfois le temps de porter au visage un large sourire qui portera encore à la sortie du théâtre, et dans un endroit plus profond du corps, avant de s’effondrer du regret de ne pouvoir la recommencer.

Je suis parfois resté après dans la salle, raccompagné par l’ouvreuse, parce que le théâtre retarde le retour au monde. Mais il ne peut rien contre les affres les plus gigantesques de la vie, parce que justement il n’en est pas, de la vie. Je n’étais pas vraiment à Michel Bouquet ni attentif à Molière le soir où je vis L’Avare. Je n’ai pas du applaudir assez. Je ne m’en souviens même plus, sauf à le voir entrer, à part ce que j’en ai lu. Je partais le lendemain enterrer ma tante. Question de mémoire, de regret, vous disais-je. Donc de désir forcément, de tendresse, retenus trop tard par une mauvaise pudeur. Comme pour nos morts, toujours.



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