Le souvenir peut-être ne sera pas éteint
sous un peu de prose ici. Stéphane Mallarmé
Ce projet remonte, dit-on, à
1948 : à New-York, Philippe Halsman rencontre Fernandel pour un entretien
photographique. L’histoire raconte que, Fernandel ne parlant pas anglais,
Halsman décide que l’acteur répondrait à ses questions avec les seules mimiques
de son visage.
Soixante-dix ans plus tard, j’ai
voulu, de la même manière, poser des questions, mais à quelqu’un qui fait
profession de se passer de mots (et dont c’est d’ailleurs l’impuissance de
l’art) : une danseuse, Lydie Vareilhes. Elle parlerait avec son corps, comme on
dit parler avec les mains. Ou comme
Paul Valéry pouvait écrire, à propos de Léonard de Vinci, que le graphique (c’est-à-dire la figure, le
dessin chez Léonard, et la danse ne renierait pas ces termes) est capable du continu dont la parole est
incapable ; il l’emporte sur elle en évidence et en précision. Il est
vrai que, depuis vingt ans qu’elle danse, Lydie a du faire de ses gestes, de
ses mouvements, de ses figures, et de son corps même, un langage autrement
précis que les mots. Il est aussi piquant d’imaginer poser à quelqu’un que je connais
à peine des questions intimes dont nous n’aurons à savoir qu’une réponse
gestuelle et muette.
Lydie a donc du se faire, selon
les mots de Mallarmé (autre passage balisé quand il s’agit de danse), l’incorporation visuelle d’une idée. Dans
un court texte de 1897, le poète écrit que la danseuse n’est pas une femme qui danse, pour ces motifs juxtaposés
qu’elle n’est pas une femme, mais une métaphore résumant un des aspects
élémentaires de notre forme, glaive, coupe, fleur, etc. et qu’elle ne danse
pas, suggérant par le prodige de raccourcis ou d’élans, avec une écriture
corporelle ce qu’il faudrait des paragraphes en prose dialoguée autant que
descriptive, pour exprimer, dans la rédaction : un poème dégagé de tout
appareil du scribe. La dernière formule est magnifique (l’élève Valéry
rejoindra sur ce point son maître). Mais justement, le risque était que le
corps de Lydie ne soit qu’une métaphore, qu’un poème ou, comme le poète l’écrit
plus loin, qu’un signe, soit quelque chose de finalement peu incorporé.
Voilà pourquoi elle eut plusieurs
sortes de réponses : parfois il s’est agit, pour elle, d’incarner une
chose (dans le sens mallarméen donc) : un animal, un paysage ; plus
loin, elle est devenue une impression allégorique : une drogue, par
exemple ; là, de manière beaucoup plus prosaïque, elle refaisait un geste
(le premier qu’elle fait en se réveillant, le dernier avant de se
coucher) ; enfin, parfois, il a suffit de fixer sa réaction à une question
avant même que la réponse n’affleure.
Mallarmé continue son
texte ainsi : A coup sûr, on
opérera en pleine rêverie, mais adéquate : vaporeuse, nette et ample, ou
restreinte. Le poète pointe ici la difficulté de l’exercice : une
réponse gestuelle, un geste même, n’a rien d’évident, d’univoque et de si précis.
Comment deviner la couleur bleue derrière le geste de Lydie ? Comment ne
pas confondre, derrière sa pose, l’hippocampe qu’elle aimerait être du flamand
rose que je voyais ? C’est pourquoi il fut moins question, dans cette
séance photographique, de communication que d’évocation, de danse que de geste.
Lydie n’avait pas un grand espace
où évoluer : ses gestes n’étaient donc pas un mouvement de locomotion
mais, le plus souvent, un mouvement qui, lié à un membre, fuyait du corps pour,
comme une vague attachée à la mer, toujours y revenir.
*
Dans la peinture classique, comme l’écrit l’historien d’art André Chastel, les gestes sont les premiers recours de la compréhension d’un tableau :
Chaque fois que le cadre de la composition est défini par un thème connu ou facilement saisissable, le scénario commande la distribution des gestes. […] Inversement, s’il arrive que le scénario ne nous soit pas connu, faute de titre ou de notoriété, ou tout simplement quand il s’agit d’œuvres d’une autre culture, notre réaction sera de partir des gestes comme des repères expressifs les plus utilisables et d’essayer d’induire à partir de là l’argument de la composition.
Mais il s’agit le plus souvent de gestes stéréotypés, codifiés, symboliques :
Que le style soit condensé et statique – ce qui entraîne une codification rigoureuse – ou déployé et dynamique – avec un répertoire formidablement enrichi – la composition peinte n’en reste pas moins une « forme symbolique ». Les gestes expressifs sont l’un des deux grands moyens à la disposition du peintre pour susciter des réactions comparables à celles du vécu. A côté de la perspective qui exerce une sorte de contrainte perspective en faveur de l’espace, nous devons considérer l’effet physiognomonique, essentiellement fondé sur les gestes, comme une seconde perspective.
Chastel est cependant intéressant en ce qu’il rapproche ici le geste de l’espace, qui sont aussi les deux contraintes et les deux moyens de la danse. Les grands peintres classiques chercheront à représenter des gestes moins univoques et symboliques ; des jeux de mains dans lesquels l’historien pourra voir une possibilité croissante de conflits ; et cette tension entre le mouvement visible et l’émotion cachée qu’il est censé figurer.
A la question, si tu étais une odeur ?, Lydie répondit : la rosée du matin. D’abord, elle posa pour tenir son geste, avant de réaliser qu’il était plus juste en mouvement, flou comme elle traversait le cadre. Le mouvement était plus réel que l’immobilité. Le précepte de Paul Valéry de faire de chaque pas une interrogation vaut autant parce que la danseuse répond à un questionnaire que par l’équivocité de ses répliques.
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Si nous dévions de la peinture vers la sculpture, la question du geste s’arrêtera sur Auguste Rodin qui écrira justement contre la photographie un long extrait qu’il nous faut citer intégralement :
Si, en effet, dans les photographies les personnages, quoique saisis en pleine action, semblent soudain figés dans l’air, c’est que toutes les parties de leur corps étant reproduites exactement au même vingtième ou au même quarantième de seconde, il n’y a pas là, comme dans l’art, déroulement progressif du geste. C’est l’artiste qui est véridique et c’est la photographie qui est menteuse ; car dans la réalité, le temps ne s’arrête pas ; et si l’artiste réussit à produire l’impression d’un geste qui s’exécute en plusieurs instants, son œuvre est certes beaucoup moins conventionnelle que l’image scientifique où le temps est brusquement suspendu.
Réflexion audacieuse pour un sculpteur qui, à l’époque, vient notamment de créer son Homme qui marche dont les pieds sont précisément bien ancrés dans le socle. Mais Rodin continue :
Le mouvement est la transition d’une attitude à l’autre. Cette simple remarque qui a l’air d’un truisme est, à vrai dire, la clé du mystère. Vous avez lu certainement dans Ovide comment Daphné est transformée en laurier. Le charmant écrivain montre le corps de l’une se couvrant d’écorce et de feuilles, de sorte qu’en elle on voit encore la femme qu’elle va cesser d’être et l’arbuste qu’elle va devenir. […] C’est en somme une métamorphose de ce genre qu’exécute le peintre ou le sculpteur en faisant mouvoir ses personnages. Il figure le passage d’une pose à une autre : il indique comment insensiblement la première glisse à la seconde. Dans son œuvre, on discerne encore une partie de ce qui fut et l’on découvre en partie ce qui va être.
Transition, passage, métamorphose. C’est bien ce qu’observer Lydie m’avait apprit : un geste, ça n’existe pas vraiment : il y a toujours plutôt des gestes, surtout dans les mouvements d’une danseuse classique, et jamais déliés du temps (ou, devrait-on dire, des temps). Un geste a besoin de durée, ce que la prise de vue en rafale rend ensuite comme un morceau de film, une chronophotographie. Le détour par la peinture et la sculpture est instructif car il pose à la photographie une question qui les travaille tout autant : où arrêter le mouvement, puisqu’il ne faut en conserver qu’un instant ?
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Le philosophe Henri Bergson tentera de comparer l’effet rendu par le mouvement d’un cheval selon qu’il soit sculpté à l’antique ou fixé par l’appareil photographique :
La science antique croit connaître suffisamment son objet quand elle en a noté des moments privilégiés, au lieu que la science moderne le considère à n’importe quel moment. […] Du galop d’un cheval notre œil perçoit surtout une attitude caractéristique, essentielle ou plutôt schématique, une forme qui paraît rayonner sur toute une période et remplir ainsi un temps de galop : c’est une attitude que la sculpture a fixée sur les frises du Parthénon. Mais la photo instantanée isole n’importe quel moment ; elle les met tous au même rang, et c’est ainsi que le galop d’un cheval s’éparpille pour elle en un nombre aussi grand qu’on voudra d’attitudes successives, au lieu de se ramasser en une attitude unique, qui brillerait en un instant privilégié et éclairerait toute une période.
Ainsi, moins qu’une attitude caractéristique, ne cherchais-je pas à fixer le mouvement de Lydie plutôt que son seul geste ? Mais comment retenir pareille mobilité ? Comment suspendre la danse ? Mallarmé écrivait : oui, le suspens de la Danse, crainte contradictoire ou souhait de voir trop et pas assez. Comment capter cette contradiction, faire perdurer la division et la puissance de cette dialectique ? Observant à quatre yeux, après la séance, les photos prises de Lydie, je compris qu’il y avait au moins trois temps dans un geste : l’envol, l’acmé et la chute.
Toujours nous avons choisi l’instant d’avant l’acmé, juste avant que le geste ne soit fini mais quand il est juste fait, pointu mais pas encore écrasé. Rejoignant ainsi, sans le savoir encore, un exégète d’Etienne-Jules Marey, inventeur justement de la chronophotographie, écrivant que c’est quand le mouvement ralentit légèrement que son image photographique devient plus intense. Juste avant le baiser, juste avant le contact.
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Si nous savions quand arrêter le geste de Lydie, la question demeure de savoir ce qu’est un geste. Car de la même manière qu’un geste a plusieurs temps, il contient souvent plusieurs gestes, cette simultanéité contradictoire dont parlait Freud à ce propos. Mallarmé, toujours, évoque la synthèse mobile de la danse, l’in-individuel, bref l’idée qu’en dansant, le sujet sort de lui-même, dans un incessant mouvement de va et vient : Toute émotion sort de vous, élargit un milieu ; ou sur vous fond et l’incorpore. Et, en effet, pour certaines réponses, Lydie, habituée à danser en groupe et que les solos angoisse, Lydie à qui je demandais là de danser seule, devenait quelqu’un d’autre : un hippocampe, un gratte-ciel, la couleur bleue.
Mais il s’agissait aussi d’un recentrement, puisque se traversant, elle revenait à elle : c’était sa réponse personnelle à la question, son autoportrait dansé. Et ce, avec l’ambiguïté, la vulnérabilité dans la lecture du geste déjà évoquée en introduction et qu’André Chastel pointait pour la peinture classique en terme de possibilité de conflits.
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Alors, face à l’inéluctabilité, l’insolubilité de la lecture des gestes, et que la photographie rend souvent par cette traîne visuelle qui insère dans l’image ce qui est fluide et changeant,
achevons ce cheminement en observant l’outil du mouvement. Le corps d’une danseuse classique est beau mais pas souvent joli. Bien sûr, à le voir bouger, on ne peut que renouveler les mots bien connus d’aisance, d’agilité et, peut-être, de grâce :
Si nous nous demandons quels sont les mouvements qui décrivent des formes belles, nous trouvons que ce sont les mouvements gracieux : la beauté, disait Léonard de Vinci, est de la grâce fixée. Paul Valéry
Mais c’est avant tout l’étrangeté de ce corps qui frappe, loin de l’idéal qu’on lui prête souvent : au repos, il se fixe dans une silhouette parfois difforme, que la danseuse reconnaît garder même dans son sommeil. Mais surtout, Lydie comme les autres, ce corps est marqué – c’est une évidence bien oubliée du dressage de la ballerine – bras et jambes nues laissent voir toutes les teintes de la carnation, le pâle, le rose, le violet et le noir. Ce corps beau et marqué rend sa mobilité encore plus sympathique, comme Valéry, encore, tentait de définir l’essence de la grâce, vue chez Lydie :
Enfin, nous croyons démêler dans tout ce qui est gracieux, en outre de la légèreté qui est signe de mobilité, l’indication d’un mouvement possible vers nous, d’une sympathie virtuelle ou même naissante. C’est cette sympathie mobile, toujours sur le point de se donner, qui est l’essence même de la grâce.
Comme un retour sur soi-même, une réponse aux questions que je lui posais.
Il n’y a pas un seul de nos mouvements, ni une seule de nos actions qui ne soit un abîme où l’homme le plus sage ne puisse laisser sa raison, et qui ne puisse fournir au savant l’occasion de prendre sa toise et d’essayer à mesurer l’infini. Balzac
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