La toupie de Tchekhov 
(2015)



IVANOV : De toute façon toute notre histoire d’amour n’est rien qu’un cliché: un lieu commun: il était perdu, désemparé alors elle, elle est apparue, forte, courageuse, elle lui a tendu la main, une main secourable. Hein c’est joli, c’est joli dans les romans, mais dans la vie…

SACHA : Mais dans la vie, c’est pareil.

IVANOV : Mais ça c’est ton idée de la vie !

Ivanov, III, 8.


Depuis que nous nous connaissons, mon amie russe m’adjure, puisque c’est incomparable, de voir Tchekhov joué par des Russes. Coïncidence, il était possible ce printemps d’assister, en dix jours, à trois pièces de l’auteur. Fait exceptionnel, l’une d’entre elles était jouée par des comédiens russes et mise en scène par un maître de Saint-Pétersbourg. Bien sûr, dans une langue que l’on ne comprend pas, imparfaitement traduite par des surtitres non exhaustifs, se faire une impression juste n’est pas simple. Mais ce fut une de ces soirées de théâtre comme il en est quatre ou cinq par saison : stupéfiante.


La première de ces trois pièces fut Les trois sœurs. Les comédiens y avaient, pour la plupart, cette distance toute brechtienne, qui les rendaient un peu étrangers à leur personnage, et donc au spectacle lui-même. Un effort d’incarnation imparfaitement abouti. Ils tournaient, un peu déliés de la réalité, comme la toupie que Fedotik offre à Irina. Mais ce jeu, habituel en France, pouvait, au fond, correspondre assez bien au thème fondamental de la pièce : des aristocrates étrangers aux remuements du monde.

Vint ensuite la seconde pièce, l’expérience en tant que telle. Lev Dodine, le metteur en scène, fait de toute la salle du Monfort la Cerisaie délaissée pendant de longues années. Ainsi, en entrant, tous les sièges sont recouverts de housses blanches et un billard trône entre les rangées. Surtout, la pièce se déroule presque uniquement dans la travée entre le premier rang et la scène, au niveau et dans l’espace des spectateurs. Il n’y a, pour le dire vite, aucun quatrième mur, d’autant que le mur du fond est, intelligemment, une toile de cinéma, qu’il joue ainsi des ombres que permet cette installation et aussi, brillamment, du hors champ, lorsqu’une action se passe derrière que l’on ne peut qu’entendre. Quant aux comédiens, si les premiers, ceux des Trois sœurs, entraient – non sans accroc – dans la peau de leur personnage, ce sont les personnages qui, ici, entrent dans la peau des comédiens. Ils les habitent. Les comédiens ont une telle voix de ventre, un tel grain de voix, qu’ils n’ont pas besoin de crier ni même de parler fort. Et même si certains personnages sont extravagants, ils sont d’une justesse indéniable : Ksenia Rappoport (photo) qui joue Loubiov est immense. S’ils jouent, c’est davantage pour eux que pour nous. Nous ne faisons que les observer avec délice. A un moment, l’oncle s’approche du billard à un mètre de nous. Il joue pour lui, fixé dans son jeu, aucun regard dévié pour le public. Comme Ermolaï qui crie, en regardant pourtant la salle avec des yeux hallucinés, qui le dépassent. C’est un peu la phrase de Buckle, cet historien britannique plusieurs fois cité dans la pièce, et qui dit, de mémoire, celui qui ne cherche pas l’obscurité ne trouvera pas la lumière.


La manière dont les comédiens du théâtre Maly étaient littéralement habités et dont le recours à Dieu, même rhétorique, était omniprésent m’a fait songer à la peinture russe. En visitant, quelques semaines plus tôt, la galerie Tretyakov de Moscou qui accueille notamment la peinture russe du XIXème siècle, je fus sidéré par le regard des modèles. Jamais je n’avais vu des yeux peints de cette sorte, autant surtout, si pleins, animés, spirituels, fous parfois. Habités en un mot. Bien sûr, cela a à voir avec la religiosité dont les Russes sont pétris et dont l’histoire européenne, et française en particulier, s’est progressivement détachée. Quand un des personnages de la Cerisaie dit, en parlant des Russes, Nous avons deux cents ans de retard, (nous sommes en 1904) ne parle-t-il pas aussi des Lumières qui ont bien moins essaimé en Russie que dans les pays d’Europe occidentale ? Bien sûr, on peut le voir comme un retard superstitieux, un manque qui perclut encore la société russe. Mais, quant à sa peinture, et sur scène quant au jeu de ses comédiens – sans réduire évidemment tous les comédiens russes à ceux de Dodine – la persistance de cette spiritualité, alliée aux techniques picturales acquises depuis le XVème siècle – principalement la perspective linéaire qui, dans l’art européen, fut le moment où la vision de l’artiste s’autonomisa vraiment de la vision divine – lui a permis de se frayer un chemin peut-être unique dans l’art occidental.

Pour ce qui est du théâtre même, l’influence de la technique du russe Stanislavski qui, dit-on, mit au point sa méthode de jeu psychologique en créant les dernières pièces de Tchekhov, est également majeure. Au fond, le duel strictement dramatique se joue davantage entre Stanislavski, dont se réclame Dodine, et Brecht, dont le principe de distanciation, opposé à l’identification spirituelle du comédien avec son personnage, innerve le théâtre français depuis l’après-guerre.

 
Ces premières impressions furent confirmées par la troisième pièce que je vis dans la foulée : Ivanov. Appréciée de la critique et du public puisque reprise ce printemps, elle m’a profondément ennuyé. Partant de cette sensation de la Cerisaie, j’avais alors l’impression que, sauf certains, tous les comédiens jouaient pour le public – et seulement pour lui. On peut savoir gré à un chanteur ou un comique de tout donner à son public. Mais le comédien a besoin de faire exister son personnage entre lui et la salle. Or, là, je ne voyais que les comédiens. Ivanov (Micha Lescot), au début, parvient, avec son ton blasé, au rythme moins constant, à insuffler de la présence à son personnage. Mais curieusement, à partir de son monologue face au public, quelque chose se casse. Il devient un comédien qui joue Ivanov. La réplique suivante est attendue, le rire est préparé. Bien sûr, Ivanov, à l’inverse des deux premières, est une pièce de jeunesse, beaucoup plus déclarative : les personnages y déclament sans cesse leurs émotions, disent qu’ils sont ennuyés pour montrer leur ennui, etc. Mais voilà, dire n’est pas montrer. Et montrant par-dessus, les comédiens surjouent immanquablement. Il existe un troisième œil vous savez, un œil rétroviseur, qui n’est pas tant le regard de l’autre mais ce que l’on s’imagine qu’il verrait sur nous. Cet œil, le projecteur de la scène l’aveugle parfois et le comédien qui oublie la salle est alors paradoxalement plus réel que dans la vie. Ici, au contraire, cet oeil était dilaté et c’est lui qui régissait le jeu.


Tout nous renvoyait aux répliques mises en exergue de ce texte. Les comédiens d’Ivanov jouaient comme dans un roman. Il y avait, dans leur jeu, si peu de vie. A les voir, en repensant aux comédiens de la Cerisaie qui jouaient d’abord pour eux-mêmes, m’est revenue la distinction sartrienne entre l’être-pour-soi et l’être-pour-autrui. Le premier renvoie, comme l’explique simplement Michel Castra, à l’image que l’on se construit de soi-même. Construction a priori qui est le propre de la méthode de Stanislavski qui doit faire disparaître le comédien au profit du seul personnage – relativement au théâtre et au comédien, le concept d’être-pour-soi ne peut évidemment être que métaphorique. A l’inverse, l’être-pour-autrui est une construction de l’image que l’on veut renvoyer aux autres, qui s’élabore toujours dans l’interaction. En somme, le jeu artificiel, volontairement distant, d’un comédien qui, pour le public, joue à jouer*. L’exemple sartrien du garçon de café et de sa mauvaise foi l’illustre : Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule […]. Toute sa conduite nous semble un jeu […]. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café. Le comédien face au public et pour le public, comme ce serveur face au client, en faisait trop. Il jouait à être comédien.

La distinction de Sartre rejoint d’une certaine façon l’opposition Stanislavski-Brecht comme elle permet de comprendre la sensation du spectateur face aux différents comédiens évoqués dans ce texte – et qu’il serait fallacieux de réduire à leur nationalité. Bien sûr, cette distinction n’est pas imperméable et les deux êtres de Sartre sont complémentaires. Tout comme il y avait des comédiens, trop rares, dans Les trois sœurs et Ivanov qui proposaient un jeu différent. Tout comme la mise en scène de La Cerisaie avait recours à des procédés très brechtiens comme le jeu des acteurs depuis la salle. Mais c’est une distinction qui permet d’évaluer, de différencier, de montrer le déséquilibre.


Etait-ce un bon conseil, une bonne idée finalement que d’aller voir cette Cerisaie de Dodine ? Ou est-ce que maintenant – Ivanov l’a montré quelques jours plus tard – la barre est tellement haute – et seulement pour Tchekhov ? – que nous nous ennuierons toujours ? Dodine fut une surprise. C’est pour cet étonnement que nous retournons au théâtre.

 
* Le troisième œil, lui, est intermédiaire puisque nous n’avons pas totalement prise sur lui et qu’il est profondément solitaire.

Nb : les détails des tableaux illustrant ce texte proviennent, respectivement, de Ivan le terrible tue son fils (1883-1885) de Ilya Repine et du Portrait de P. Strepetova (1884) par Mykola Yaroshenko



<