Vous arrivez en gare de Stravinsky

(2014)



Brigitte Lefèvre, je crois, ancienne grande directrice de la danse de l’Opéra de Paris, disait, en substance, que Le sacre du printemps de Stravinsky était une œuvre si indépassable, qu’elle poussait tant les chorégraphes qui s’y frottaient à se surpasser qu’elle n’en avait jamais vu de mauvaise interprétation. Entendons le terme dans ses deux acceptions. Il y eut les chorégraphes qui virent avant tout dans Le Sacre du printemps une œuvre musicale assez puissante et radicale pour ne soutenir qu’un danseur. Ce fut le cas de Maurice Béjart ou de Xavier Le Roy. Mais il y eut aussi ceux qui nourrirent leur chorégraphie de l’argument même du ballet : une série de cérémonies de l’ancienne Russie au cours de laquelle une jeune vierge danse autour de sa communauté avant d’être sacrifiée. Ce fut notamment le cas, majeur, de Pina Bausch. L’adaptation de cette musique dans un cadre théâtral tient de cette seconde veine. A tout le moins pour les deux spectacles qui reprennent le nom de l’œuvre de Stravinsky, respectivement mis en scène par le collectif berlinois She She Pop et par Romeo Castellucci, présentés dans le cadre du Festival d’automne à Paris. Et rien n’est moins simple que cette gageure : les deux spectacles nous ayant chacun donné à réentendre la musique dans son intégralité, nous avons à nouveau pu mesurer combien elle raconte déjà tant sans rien montrer. Lui adjoindre quelque chose est nécessairement risqué. Tout part donc de l’étonnement que dans une même manifestation artistique – à la programmation certes très cohérente – deux spectacles affrontent ce risque et se revendiquent nommément du Sacre du printemps. Qu’en disent-ils au théâtre ? Ne sont-ce que des spectacles moyens qui se protègent derrière un nom à la réputation radicale ou bien des visions qui adaptent et prolongent le sens de son thème principal : le sacrifice ?


DEPART : SHE SHE POP

L’idée était enthousiasmante : retenir du livret de Stravinsky le thème du sacrifice et le monter en épingle autour du lien mère-enfant, des questions de transmission et de génération. Mais le spectacle que donnent ces quatre comédiens et leurs mères subit un tel décalage, visible sur la scène même, entre l’idée originale et sa réalisation qu’il fait l’effet d’une grande désillusion. Que faut-il sacrifier de la génération précédente pour avancer soi-même ? Derrière un propos juste et ouvertement féministe, She She Pop voulait orchestrer un véritable rituel – comme dans l’œuvre originale. Or, ils ont beau jeu d’expliquer qu’un rituel consiste en des gestes et des mouvements définis, qui sont mobilisés afin de représenter de manière sacrée et noble quelque chose de profane, des expériences issues du quotidien de la communauté, aucun de leurs gestes, ou si peu, et surtout aucun effet d’ensemble n’ont, de fait, la logique, le contrôle, la précision souhaités et souhaitables pour faire advenir quelque chose qui ressemble à de la noblesse. Tous les gestes semblent relativement improvisés, les raccords entre les mouvements sur la scène et ceux sur la vidéo ne sont pas toujours synchrones. Or, c’est oublier qu’un rituel est, par essence, une cérémonie tellement codée et répétée qu’elle laisse peu de place à l’hésitation et à l’improvisation et que de son exécution au cordeau dépend la puissance sacrée et performative. L’amateurisme des mères qui ne sont pas comédiennes et surtout celui des filles qui ne sont pas danseuses abîment donc ce spectacle dans un brouillon de kermesse. La première partie du Sacre du printemps – quinze minutes de musique, tout de même – n’est ainsi qu’un prétexte à des mouvements asynchrones et disharmoniques qui n’ont que peu de lien avec la musique. La deuxième partie musicale est meilleure mais face à la longueur du morceau joué – trente-trois minutes en intégralité – la faiblesse des interprètes se révèle criante. L’œuvre de Stravinsky semble donc un prétexte, le point de départ d’une réflexion collective dont on ne nous livrerait que l’ébauche préparatoire. Pour évoquer l’idée du sacrifice, doit-on nécessairement faire référence, et aussi lourdement, au Sacre du printemps – au risque d’en faire un poncif ? La réflexion métaphorique doit-elle s’encombrer de cette illustration littérale ? La diffusion de l’intégralité de la musique ne semble en tout cas guère justifiée, surtout quand elle ne porte rien mais doit seulement être comblée.

Le spectacle mérite cependant une recension pour son usage de la vidéo. Jamais auparavant, et Dieu sait pourtant que l’utilisation de ce procédé est devenue un des lieux communs du théâtre contemporain – avec le recours à la nudité, dont ce Sacre n’est pas exempt, mais en passant et en finesse – jamais auparavant donc, nous n’avions vu un usage si intelligent, si évident et si puissant de la vidéo. Une adaptation contemporaine du caractère public et visuel du rituel. Face au public, quatre immenses lés blancs sur lesquels sont projetés, tout le temps du spectacle, une vidéo des quatre mères des comédiens. Immenses présences face à la petite taille humaine de leurs enfants. Dialogue muet entre l’image et l’instant, l’identique et le hasard, le ça a été barthien et le c’est de la performance. Double disjonction donc au sein de l’espace scénique et, dans la vidéo même, parfois, entre le son et l’image grâce à la voix-off. Continuité aussi, qu’on dirait vite générationnelle – c’est le sujet de la pièce – puisque par des jeux d’illusions d’optique et de surimpressions d’images, les deux plans (mères et enfants) en viennent parfois à se lier voire à se confondre et à laquelle l’empreinte même de la mort – inévitable lorsqu’on parle de vieillesse et qu’on montre des photographies – donne une incarnation bouleversante. Rien que pour cela, et c’est déjà énorme, dans le cercle du sacrifice qui est aussi celui du théâtre délimité par une grosse corde orange, ce spectacle méritait d’être vu.


ESCALE : LE GOUT DU FAUX ET AUTRES CHANSONS

Il faut recenser, en passant, une autre apparition, fugace, du Sacre du printemps dans une autre pièce de cet automne. Dans Le goût du faux et autres chansons de Jeanne Candel, un groupe de musiciens accompagne une danseuse. Vient le moment, avant et après d’autres genres musicaux, de signifier la danse moderne et c’est le passage le plus connu du Sacre, la danse des adolescentes, qui est joué. Simple allusion qui montre à quel point, cent ans après avoir été érigée en tabou, la musique de Stravinsky est devenue un totem, incarnation, connotation même, à elle seule, de la modernité.


ARRIVEE : ROMEO CASTELLUCCI

Que le rituel soit une mécanique censée produire une action magique, Romeo Castellucci, lui, l’a bien compris. Sa vision du Sacre est une chorégraphie de machines, de réceptacles mécanisés, fixés sur les rails du plafond de la scène, déversant par tombereaux, selon un ballet parfaitement synchronisé à la musique et brillamment mis en lumière, des filets, des blocs, des projections de poussière qu’on assimile, avant même d’en avoir la confirmation, à de la cendre. La musique de Stravinsky devient viscérale et aérienne. Avant qu’une toile ne vienne voiler la scène et qu’y soit projeté un texte qui explique de quoi il retourne, nous avions le loisir de voir dans cette danse de poussière une illustration réfléchie, brutale, et par là même captivante, du sacrifice comme point d’arrivée. Une évocation autant de l’imprécation biblique, formulation du châtiment après le péché originel, Tu es poussière et à la poussière tu retourneras, que du rituel de la crémation, fût-il religieux – les bûchers au bord du Gange – ou génocidaire – les fours crématoires d’Auschwitz. Que le spectacle se termine sur la projection d’un texte qui annulerait toute autre interprétation nous a d’abord déçu. On y apprend que la cendre utilisée – plusieurs tonnes, tout de même – provient des os de bovins abattus et, servant d’engrais, permet de rendre neutres et donc cultivables des terres auparavant trop acides. Nous pouvions d’abord croire à un simple plaidoyer végétarien contre l’abattage des animaux. Il n’en est heureusement rien. C’est davantage l’illustration d’un sacrifice nécessaire, à tout le moins utile, puisqu’il rend la vie à nouveau possible. Un cycle – comme l’est d’ailleurs, dans la religion hindoue, celui des réincarnations, que la crémation et la dispersion des cendres dans le Gange sont précisément censées interrompre.

Romeo Castellucci entend ici démasquer l’irreprésentabilité du sacrifice en n’en montrant que le résultat final : la poussière du mort – à cette aune, le ballet sans ballerines n’est pas sans un certain humour très noir. Il prouve aussi que le théâtre – et même la danse ? – peut exister sans présence humaine et que la seule chose qu’on ne peut pas changer du tout, c’est la présence du spectateur. Au fond, revenir à la substantifique moelle du théâtre – qui, en latin, signifie lieu où l’on regarde, sans préciser quoi : des spectateurs face à une scène. Même si l’acteur n’est pas en chair et en os, même s’il est transformé en poussière, ou en formes géométriques, ou en animaux, il reste l’Acteur avec un A majuscule. […] Il faut détruire les représentations [du Sacre du printemps] en les interprétant de manière cohérente et non par un choix iconoclaste [ce que à quoi cède She She Pop]. Je veux travailler l’idée originale de Stravinsky, elle doit devenir mon idée et devenir une idée de notre époque. Le Sacre du printemps est un monument intimidant, écrasant même. Mais tenter de retourner à son esprit originel serait une grande erreur. Entre en faire un point de départ et un point d’arrivée, tout est dit.




Le sacre du printemps
Concept - She She Pop
De et avec Cornelia et Sebastian Bark, Heike et Johanna Freiburg, Fanni Halmburger, Lisa Lucassen, Mieke Matzke, Irene et Ilia Papatheodorou, Heidi et Berit Stumpf, Nina Tecklenburg
Vidéo Benjamin Krieg

Le goût du faux et autres chansons 
Mise en scène - Jeanne Candel
De et avec Jean-Baptiste Azema, Charlotte Corman, Caroline Darchen, Marie Dompnier,Vladislav Galard, Lionel Gonzalez, Florent Hubert, Sarah Le Picard, Laure Mathis, Juliette Navis, Jan Peters, Marc Vittecoq

Le sacre du printemps - chorégraphie pour quarante machines 
Concept et mise en scène - Romeo Castellucci



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