Intérieur
(2014)


On va à un spectacle de Claude Régy comme on va à la messe ou au temple, en faisant silence. On suit Claude Régy, années après années, comme on entre en religion – au point qu’un spectateur s’amuse : On ne compte plus notre âge en années mais en Régy. La métaphore ne tient pas que de la formule : à certains moments du spectacle, cette capacité à dire tant avec si peu, sans décors ni costumes ni musique, des ombres et des sons ; et, dans une des salles les plus confortables de Paris, atteindre cet état de félicité, rare dans la vie, étrange au théâtre, cela tient de ça, du mystique.

Je me suis dit que la division qui organise cette pièce – entre une image muette et des acteurs délivrant le texte – pouvait être intéressante à traiter dans ce contexte [d’une commande du théâtre de Shizuoka avec des comédiens japonais]. Par exemple, parce que cette division entre image et parole est un fondement du bunraku japonais. En même temps, le sujet même d’Intérieur, son thème central, est la mort. Et dans tous les nô, la mort est un élément extrêmement présent : l’échange entre le monde des morts et le monde des vivants se fait de manière très fluide. (Je souligne)

La puissance sidérante d’une telle mise en scène se révèle dans le paradoxe d’être un rien qui porte beaucoup. Le plateau est saturé  de silence, de tension. Le temps si dilaté découpe chaque mouvement. On s’acclimate au rythme, à cette éthique du fondu où tout, mouvement lumière surtitre, apparaît et disparaît lentement. Ca ne pourrait pas aller plus vite pour être vrai. La course inopinée, au deux tiers du spectacle, des personnages de l’intérieur, lents ou statiques depuis le début de la pièce, devient alors, en elle-même, un haut le cœur, une décharge.

La langue étrangère est un beau défi. Pour le metteur en scène, d’abord, qui travaille peu à l’étranger et confie que le travail n’est pas possible de la même manière avec une langue que l’on ne parle pas. Pour les comédiens, ensuite, qui, bien que japonais, doivent s’adapter à la langue de Claude Régy. De la même manière que Proust disant des beaux livres qu’ils  sont écrits dans une sorte de langue étrangère, la diction des comédiens de Régy, cette sur-articulation qui fait entendre le son des syllabes et fait en sorte que le son soit prioritaire sur le sens, est étrangère à la réalité. Pour le spectateur, enfin, qui réalise lors d’un dialogue non traduit entre le vieil augure et la femme de l’extérieur, que le surtitrage est dispensable, on sent ce qu’ils disent, et que les mots de Maeterlinck – certainement bien adaptés – vont à l’os de sensations si profondes, intimes et donc universelles qu’ils s’imaginent sans se comprendre.

Rarement metteur en scène fut si autoritaire, pense-t-on, maîtrisant les comédiens jusque dans leur salut et les spectateurs jusque dans leur silence. En sortant de la Maison de la Culture du Japon par le métro aérien, j’ai pensé, curieusement, que dans cette absence totale de hasard, alors que tout semble conscient, reproduit, la vie passe incroyablement. Je n’avais jamais vu cela avant que dans l’improviste, l’impensé, l’inconscient. Sur scène, la tristesse, le mouvement, la langue étaient, sans être réels, criants de vérité. Il y aurait donc au moins deux voies pour arriver à vivre au théâtre : le hasard pur et simple – vite atteint, même furtivement, sitôt qu’il y a du texte et du mouvement, sitôt qu’il y a de la vitesse – et l’absence totale de hasard. C’est-à-dire, la possibilité d’ajouter, fût-ce un rien, au texte et la conséquence de le raboter jusqu’à n’en laisser que les arrêtes. Pas de demi-mesure pour qui veut coller à la vie. Autant la première voie, comme on l’a dit, sans être aisée, peut advenir parfois. Autant la seconde, si on ne veut pas tomber dans la caricature et le ridicule, advient rarement, n’advient, en fait, pour moi, qu’avec Régy. On quitte un état de théâtre pour atteindre, certains instants, un état de vie.

Étonné, dans le métro aérien, je lis la méthode du metteur en scène : Ce que j’ai essayé de faire passer, c’est une sorte de maintien de l’improvisation. Tout en sachant ce qu’on fait, il ne s’agit pas de refaire à l’identique, mais de réinventer chaque moment, et que dans cette réinvention, il y ait une fragilité. Pas une forme fixe, arrêtée. Il faut que cela reste en mouvement, ouvert à la possibilité d’un renouvellement : provoquer des rêveries nouvelles à partir d’une chose qui semble identique. Peut-être n’y a-t-il alors qu’une seule voie pour vivre au théâtre et qu’on peut la suivre à des degrés divers ou par divers chemins. La voie – voix – de Régy est marginale. Son hasard ne provient pas d’une certaine prodigalité ; il n’y a aucun accident de parcours, peu d’interactions entre les comédiens, aucune avec le public – simplement parce qu’il n’y a parfois plus de séparation. La fragilité viendrait alors de cette exploration infra de la langue et du mouvement, par la réduction subtile à peu de choses puissamment expressives. Comme un funambule qui tangue, pour l’équilibre et pour le spectacle. Indistinctement. A la fin de celui-là, j’ai un Régy de plus. Pourtant, j’ai le sentiment d’avoir rajeuni.



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