(2017)
La profondeur est un mot redoutable. Parce qu’on ne la rencontre jamais, on ne rencontre que des surfaces. La profondeur est imaginable ou imaginaire, mais on n’a jamais affaire à elle, ou alors très peu, dans une rencontre réelle, que ce soit avec quelqu’un, avec un paysage ou même un verre d’eau. Même la plus extrême attention ne pourra jamais faire qu’effleurer, et c’est uniquement cela, je crois, faire une expérience : ne faire qu’effleurer une chose, mais le faire bien, le faire lentement.
Jean-Christophe Bailly, entretien à la revue Vacarme, janvier 2010.
Un soir, je reçois un message de mon père : Toi aussi c’était l’anniversaire de la grand-mère ? Il sortait d’avoir vu Stadium de Mohamed El Khatib au Théâtre de la Colline. Bien sûr, c’eût été Roméo et Juliette, il ne m’aurait pas demandé si, moi aussi, les deux amants mouraient à la fin. Mais là, c’est autre chose.
Stadium part d’une idée reçue et d’une citation. La première est que le public de supporters du stade de Lens serait le meilleur de France (affirmation corroborée, au passage, par le Championnat de France des tribunes, que le Racing Club de la ville remporta quatre fois ces dix dernières années). La citation, elle, est du philosophe Gilles Deleuze : Fondamentalement, qu’est-ce qui différencie un public de théâtre d’un public de football ? Je veux dire hormis la tenue vestimentaire ? Pour Mohamed El Khatib, ancien ailier droit et un temps étudiant en sociologie, il y avait là matière à théâtre.
Il a passé un an à Lens et dans ses environs pour rencontrer ces supporters, leur famille, connaître leur environnement, et construire ainsi un spectacle autour du football comme fait social total. Une activité à partir de laquelle se tissent et s’entremêlent réalités sociale, économique, politique, culturelle et même géopolitique. Le public est donc invité à écouter se succéder sur scène ou à regarder sur un écran quelques-uns de ces supporters hauts en couleurs prendre la parole. Car tel est bien l’enjeu de ce protocole pour Mohamed El Khatib : se réapproprier le théâtre comme lieu de vie pour ceux qui n’y étaient pas invités avant ; prendre cette parole qui la plupart du temps est confisquée par les experts (metteurs en scène, acteurs) ; faire du théâtre un espace de réparation où cette parole est prise au sérieux, je vous la livre et on parle d’égal à égal*. Nous serions donc face à une sorte de pacte autobiographique que le metteur en scène et chacun – mais comment les nommer ? – chacun des supporters auraient signés avec le public. L’écriture collective, sédimentée par de longues heures de conversation et de longs mois de travail, laisse donc place, comme le dit le metteur en scène, au danger du hasard et de l’improviste, comme dans un match de foot.
Alors, quand la sémillante grand-mère, doyenne de trois générations de supporters, annonce que, pour son anniversaire, qui a justement lieu le soir de ma représentation, elle rêverait d’avoir un carré Hermès et qu’un homme du spectacle lui en offre un quelques minutes plus tard, on croit vivre un moment unique, de ces hasards qui cassent un temps la construction malgré tout bien ficelée du spectacle. Voilà pourquoi le message de mon père, spectateur de la pièce une semaine plus tard, s’accompagna d’un grand rire, mélange d’admiration (Il nous a bien eus) d’autocritique (Comment ai-je pu être si bête ?) et de déception (J’ai été floué). Car Bon Dieu mais c’est bien sûr, la grand-mère fête son anniversaire tous les soirs. Nous n’étions pas ailleurs que dans un théâtre.
Cela n’a l’air de rien – ou de pas grand-chose – mais cette flouerie est une brèche dans l’intégrité du protocole de Mohamed El Khatib, et plus généralement, dans son théâtre.
Reprenons : si j’en suis venu à cet article, c’est parce que le travail d’El Khatib rejoint certaines des préoccupations de celui de Jérôme Bel, analysées il y a deux ans. Le premier dit ne plus avoir envie de travailler avec des acteurs. Le second ajoutait, dans le même esprit, n’avoir jamais eu envie de monter Racine avec Isabelle Huppert. Chacun construira donc un protocole pour mettre sur scène des amateurs – ou bien des professionnels mais dans un dispositif inhabituel. Chacun aura à cœur de montrer des corps et de faire entendre une parole inusuels au théâtre, au plus près de la vie, portés par ceux dont c’est l’expérience même, sans médiation. Chacun, enfin, verra son protocole se gripper au fur et à mesure des spectacles, à cause de contradictions ou d’erreurs de jugement. C’est cela que je voudrais caractériser pour les spectacles de Mohamed El Khatib.
Que ce soit pour Stadium ou pour son autre spectacle C’est la vie (sur lequel je reviendrai), le protocole d’El Khatib se fonde sur le montage : traiter d’un sujet par l’assemblage de paroles présentes, écrites ou improvisées ; d’enregistrements vidéo ; de lecture de textes ; et, à l’adresse du public, de projection de textes (sorte d’intertitres) ou de remise d’un livret explicatif. Par parenthèse, le micro que portent désormais certains des comédiens sur scène convoque le murmure dont le théâtre était jusqu'alors privé. Quant au détail, au gros plan, la vidéo sur scène joue désormais ce rôle. On peut y voir une dévitalisation de l'ontologie du théâtre, chaque art n'ayant de valeur que lorsqu'il produit quelque chose qu'un autre art ne saurait permettre. On peut y voir un fait d'époque, dans la lignée des œuvres hybrides de l'art contemporain et de ses installations mêlant son, photographie, vidéo, etc. On peut, enfin, y voir la suite de l'histoire du théâtre comme art total, inventé sans aucune technique, mais qui, depuis sa création, n'a cessé d'amalgamer, d'intégrer et de digérer tous les autres arts et techniques naissantes.
De son protocole, Mohamed El Khatib espère tirer deux conséquences : travailler avec des non-professionnels de la scène pour en conserver, c’est son mot, la fraîcheur et travailler sur un théâtre qui produit du réel.
En effet, à part lui dans le rôle de modérateur, aucune des personnes sur le plateau de Stadium ne sont des professionnels de la scène. On pourrait objecter qu’un stade est une autre forme de scène (la citation de Deleuze va dans ce sens) et, en allant plus loin, que depuis Shakespeare au moins, nous savons, vision sociologiquement étayée depuis, que la vie est un vaste théâtre où chacun joue son rôle. Mais admettons que l’argument Nous sommes tous des acteurs soit une clôture du débat, bien qu’en mettant sur scène des personnes qui n’y sont jamais invité, Mohamed El Khatib en prenne acte à rebours. Le recours aux amateurs est donc justifié par leur fraîcheur. Outre ce vocabulaire pour produits surgelés, l’ennui vient de cette croyance presque primitive dans le génie de l’amateur, devenu, dans les mots de ces Rousseau de comptoir, l’équivalent moderne du bon sauvage. Ce qui est le plus naturel et le plus évident est aussi souvent le plus conventionnel était la conclusion de l’article sur le Gala de Jérôme Bel. Dans Stadium, Mohamed El Khatib évite habilement la reconduction des clichés et en brise certains au passage, au prix de quelques erreurs factuelles (les œuvres du Louvre-Lens sont des chefs-d’œuvre et non des objets de second rang déterrées des réserves). Il a pour lui une visée politique : revaloriser la parole des témoins. Il n’est pas besoin d’attendre le terme du spectacle pour constater que le pari est réussi, car toute prise de parole publique est, par nature, politique : c’est l’essence même du théâtre. En revanche, toute parole publique ne suffit pas à produire une esthétique.
Produire du réel était le second but du théâtre d’El Khatib. C’est pour ce faire qu’il justifiait notamment son recours à des non-professionnels. Mais au-delà, il s’agit, dans Stadium comme dans C’est la vie, de témoins qui jouent leur propre vie. Or, loin de produire du réel ou de rendre partageable une expérience que l’on n’a pas vécu, cette situation conduit à un inévitable paradoxe : le témoin, parfois, (et, dans C’est la vie, il s’agit de comédiens professionnels) surjoue. Fanny Catel, l’une des deux protagonistes dudit spectacle, l’explique admirablement dans un message à sa mère qui figure dans le livret donné au public : c’est un peu particulier parce qu’on ne joue pas vraiment, ou plutôt si on joue, mais quand tu joues ta vie, forcément tu surjoues ta vie. Ces mots rejoignent l’impression, parfois, dans le jeu des comédiens, d’une couche supplémentaire plutôt que d’une couche en moins qui irait mieux, comme le souhaite El Khatib, au cœur du noyau.
Fanny Catel poursuit son message : vivre sa vie c’est déjà compliqué, alors la reprendre en public, ça fiche le vertige. Voilà, le mot est trouvé : vertige. Puisqu’il s’agit nécessairement d’une re-prise, pourquoi tant se méfier des professionnels de la scène, des médiations, de la surface et de l’illusion ? Le vertige est partagé par les comédiens comme par les spectateurs. Pour nous, il provient de l’épisode de la grand-mère et du carré Hermès qu’on lui offre tous les soirs. Vertige dont parle El Khatib : à partir de quand je dérègle, je passe de la réalité à la fiction ? comme Pirandello. Belle référence, les Six personnages en quête d’auteur sont le summum du vertige, mais si le spectateur s’y coule avec délice, sans jamais se sentir floué, c’est parce qu’il sait être au théâtre, face à une fiction qui prend les airs de la réalité. Tout l’inverse d’El Khatib où la réalité, souvent, se transforme en fiction et trompe ainsi le spectateur.
Au vrai, passée l’irritation, j’ai essayé de comprendre ma réaction à l’épisode de la grand-mère. J’aurais pu, j’aurais du me dire que ce mélange impartageable de réalité et de fiction faisait justement la grandeur de Stadium, que son auteur nomme à juste titre une fiction documentaire. Au même moment, je lisais une brillante analyse du film d’Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine**. Pour créer ce chef-d’œuvre, le cinéaste a justement mêlé la fiction et la réalité : aucun massacre n’a jamais eu lieu sur le grand escalier d’Odessa mais certains des comédiens ont participé à la révolution de 1905 que le film condense vingt ans plus tard et portent leurs habits de l’époque. Je tentais la comparaison : le film d’Eisenstein est, l’expression n’existait pas encore, inspiré de faits réels, tout comme les spectacles d’El Khatib. En somme, deux fictions documentaires. Mais si la comparaison tient relativement pour Stadium (y compris d’ailleurs dans sa visée politique), elle s’effondre pour C’est la vie.
C’est la vie présente deux comédiens sur un plateau nu. Une heure durant, ils racontent leur expérience réelle de la perte d’un enfant. Tout est dans le titre (mais fallait-il d’abord y voir l’ironie ?) : C’est la vie n’est pas une fiction. Brigitte Salino, dans sa critique du Monde, a justement pointé que le spectacle ne dépassait pas la confession publique. Toute parole publique est politique, nous y revenons, mais ne suffit pas à produire une esthétique. Or, ici, le protocole d’El Khatib – le même, peu ou prou, que celui, déjà décrit, de Stadium – tourne à vide. Voulant aller au cœur du noyau, il enrobe cette heure trop dense de trop de références, d’effets scéniques et de médias pour laisser une place au spectateur, incapable de tout écouter et, finalement, de recevoir avec distance.
Mohamed El Khatib dit se méfier de l'illusion comme de la peste. Ce qui m'insupporte au théâtre ce sont les effets de réel (on joue à faire semblant, cultiver des clichés, ça ne déplace pas le regard du spectateur). La contradiction est patente et c’est la faille du protocole : qu’est-ce que l’épisode de la grand-mère de Stadium répété chaque soir sinon une illusion, un effet de réel où ils jouent à faire semblant, cultivant le cliché de la retraitée modeste et du foulard de luxe ? Rien ne serait venu établir le procédé dramaturgique de cet épisode si mon père n’était pas allé voir le spectacle une semaine plus tard. Dans C’est la vie, il en va tout autrement : un des deux comédiens, Daniel Kenigsberg, a tenu à relever méthodiquement les incohérencesde son récit dans la brochure distribuée au public. Par exemple, s’il jouait effectivement dans Andromaque, ce n’était pas deux semaines avant la mort de son fils, comme il le dit sur scène, mais un mois plus tard. Il ajoute : J’imagine que la tentation de donner une dimension spectaculaire et de faire coïncider l’ironie du sort a prévalu sur la réalité objective de mon actualité théâtrale (je souligne). Tout est dit : Mohamed El Khatib fait du théâtre, tout simplement. Pourquoi s’en défendre ? Modifier ainsi une date, un chiffre, inventer que le suicidé aurait indiqué une musique parmi ses dernières volontés (et en jouer dans la dramaturgie), s’accommoder avec la réalité, conduit à produire un effet de réel : ce détail, luxe de la narration***, qui dénote « ce qui a eu lieu ». Sa fonction purement esthétique ne fait pas, à proprement parler, avancer le récit. Dans tout spectacle qui ne se prétend pas documentaire, le public n’y prête pas attention : on accorde au dramaturge la même licence dont on parle en poésie. Ici comme ailleurs, ces détails servent le vraisemblable, le réalisme. Ici comme ailleurs, le récit coule, les enchaînements sont parfaits, l’entracte n’en est pas vraiment un, et même l’incident technique (la régie ne trouve le morceau de musique fictif qu’à la fin du spectacle), qu’on pourrait croire involontaire, procède, finalement, d’une écriture fictionnelle.
Si Brigitte Salino peut donc écrire que Mohamed El Khatib n’a pas trouvé les mots, ni la forme, c’est d’abord parce qu’en rendant public, à la demande de son comédien, ce qu’il appelle son fact-checking, il met à vue les rouages fictionnels, les prothèses techniques du spectacle vivant et autres effets de réel de son protocole, desquels il dit pourtant prendre ses distances et qui l’insupportent. Cette contradiction fait imploser la forme qu’il avait tenté de construire. Il n’y a plus de hasard et si peu d’improviste, mais, parfois, de grosses ficelles dramaturgiques. Daniel Kenigsberg en deuil de son enfant jouait donc Andromaque. Il avait trouvé une résonnance viscérale dans ce texte où le mot fils est dit plus de quatre-vingt fois. C’était un acteur qui disait un texte. Mais dans C’est la vie, fait-il autre chose, sinon que le texte a été écrit autrement ? Non. Faire croire le contraire est injuste. Et d’abord pour le spectateur. Alors ? Un protocole à ce point fondé sur le documentaire et l’écriture collective, et dans son exécution sur le hasard et l’improviste, peut-il s’accommoder d’un texte si écrit et de tant d’arrangements dramaturgiques sans se renier ? Qu’apporte le théâtre à cette confession qui aurait certainement été plus juste sur un autre medium ? Et, incidemment, le protocole n’a-t-il pas été victime de la tyrannie moderne de la transparence ? Il y a deux ans, je me demandais si, avec son dernier spectacle, Jérôme Bel ne s’était pas laissé enfermer dans son protocole, s’il n’était pas allé trop loin, ou pas assez. La question s’élargie maintenant à un nouveau venu.
PS : Un mois après avoir écrit ce texte, je reçois un nouveau message de mon père. Il sortait d'avoir vu Actrice de Pascal Rambert au théâtre des Bouffes du Nord et y avait reconnu Luc Bataïni qui, dans Stadium... jouait un supporter du RC Lens.
NB : ce texte doit de son élan à la conversation de Fanny Siaugues et d’Estelle Moulard-Delhaye.
*Toutes les citations de Mohamed El Khatib sont extraites de deux entretiens radiophoniques diffusés sur France Culture, le 20 novembre 2016 avec Joëlle Gayot et le 4 octobre 2017 avec Marie Richeux.
**DIDI-HUBERMAN Georges, Peuples en larmes, peuples en armes, Paris, Minuit, 2016. Si Eisenstein a choisi le grand escalier d’Odessa, c’est évidemment pour sa puissance cinégénique et dramatique. El Khatib joue de même sur certains ressorts dramatiques fictifs. Mais le cinéaste russe, lui, ne s’en cachait pas et a même théorisé ce montage d’attractions au cœur de son ciné-poing.
***BARTHES Roland, « L’effet de réel » in Communications, n°11, 1968. Toutes les citations sur le sujet en sont extraites.
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