Protocole Théâtre III / Gala, Jérôme Bel

(2015)



Il y a dans Gala de Jérôme Bel un moment particulièrement beau. Mené par une des deux vieilles de la troupe, chaque danseur chorégraphie une personne enfermée dans une boîte, qui, après en avoir bien tâté les bords, les avoir frappés, parvient à s’en extraire. Ce moment est exemplaire du spectacle. Car avant même la fin de la première moitié, on se demande si Jérôme Bel, cette fois-ci, ne s’est pas laissé enfermer dans son protocole, s’il n’est pas allé trop loin. Ou pas assez.

La saison dernière, nous avions écrit à propos de ces spectacles, notamment les derniers de Jérôme Bel, qui mettent en scène des catégories d’acteurs marginales – enfants, handicapés, amateurs – et qui usent, pour ce faire, d’un protocole. Notre interrogation finale était la suivante : si le but des metteurs en scène est, notamment, de montrer enfants, handicapés ou amateurs comme des comédiens comme les autres, la création de tels protocoles plutôt que d’une pièce traditionnelle n’aboutit-elle pas à les cantonner dans un théâtre en marge ?

Sur ce point, réunissant danseurs amateurs et professionnels, handicapée et valides, enfants et vieux, Gala semble être un écueil. Tout est parti d’ateliers organisés par Jérôme Bel à Montfermeil et Clichy-sous-Bois où se rencontrent des gens venus là parce qu’ils avaient un intérêt pour la danse et le chant. Des amateurs, au sens originel du terme, des gens qui aiment. Afin d’éviter tout phénomène d’exclusion, explique Bel, la distribution réunit des gens qui ne sont jamais montés sur scène et des gens dont c’est le travail – sans la moindre distinction. L’idée était intéressante, justement pour ne pas cloisonner ce théâtre protocolaire à la marge. Mais elle s’avère finalement assez peu opérante.

D’emblée, la distribution provoque un certain malaise. Autant avec Disabled theater, Jérôme Bel avait dynamité les clichés sur les handicapés mentaux, autant Gala ne les dépasse nullement. Tout le monde est bien présent : il y a la métisse qui a le rythme dans la peau, la vieille peu amène, le grand échalas maladroit, l’enfant attendrissant, l’handicapée, la danseuse classique trop parfaite, etc. Une succession d’étiquettes. Inévitablement, et bien que le spectacle soit construit et préparé, s’exprimant par eux-mêmes, chacun s’enfonce dans son cliché, dans sa simplification. Accentuant même le travers de son personnage dont il sait qu’il fait rire – comme un vrai professionnel. Les premiers morceaux de ce gala, quand chacun tente avec plus ou moins d’adresse d’effectuer une pirouette ou un grand jeté, se confondent ainsi avec un vidéo gag et le rire peu noble qui l’accompagne. Loin de l’idéal de rassemblement du spectacle. Évidemment, c’est autant un travail de l’acteur que du spectateur visant à se défaire de cet impératif de qualité, de cette règle aliénante du « bien faire ». Mais cela semble difficile – puisque c’est précisément l’écart entre le jeu et cet impératif qui provoque le rire. Là où Disabled theater avait annulé ce critère de jugement par un surcroît de grâce, il n’y a rien ici qui permette de l’évacuer. Ce n’est qu’une kermesse. Nous comprenons mieux alors le sens de cette phrase que Jérôme Bel nous avait dite en décembre dernier : Je suis beaucoup plus intéressé par l’esthétique d’un spectacle de kermesse d’école que celle de quatre-vingt-dix-neuf pour cent des spectacles de théâtre ou de danse dits professionnels.

Même s’il reconnaît que son travail est social et politique, c’est pour éviter toute lecture de ce genre que Jérôme Bel adjoignit des professionnels aux amateurs. Curieuse justification. Car ce sont justement les professionnels, que l’on prend d’abord pour des amateurs avec plus d’aisance, qui installent le doute et réinsufflent ce critère de jugement par comparaison. Des amateurs auraient pu seuls endosser un spectacle qui en aurait autant mérité le nom. Mais surtout, Jérôme Bel ne nous incite-t-il pas à évacuer toute lecture sociale et politique par constat d’échec face à un spectacle pas assez puissant pour ne pas s’y laisser réduire ? Bien sûr, il y a la danse comme medium d’une expression subjective – qui, soit dit en passant, n’est pas une trouvaille – mais elle n’existe pas en dehors du social. Car sans même s’attarder sur Montfermeil et Clichy-sous-Bois, le simple désintérêt du metteur en scène pour l’esthétique de quatre-vingt-dix-neuf pour cent des spectacles de théâtre ou de danse dits professionnels, et donc leur critique sous-jacente avec Gala, est profondément politique. L’initiation de ce projet par l’aveu des amateurs qu’ils ne savent pas danser, et tout ce que cette phrase, je ne sais pas danser, dit, est, Jérôme Bel le reconnaît pourtant, profondément sociale. Pourquoi donc nous refuser cette lecture qui s’impose presque comme un retour du refoulé ?

Alors, si la frontière entre amateurs et professionnels est effectivement brouillée, si certaines chorégraphies – la première déjà citée et celle menée par l’handicapée – peuvent être vues comme une lutte bouleversante contre la pesanteur du corps, comme une victoire finale des amateurs qui les initient, la signification sociale de l’ensemble est bien plus équivoque. En effet, dans les chorégraphies finales, un membre de la troupe, un peu en avant, initie le mouvement que les autres reprennent. Chacun a son talent : l’une manie avec dextérité le bâton de majorette, une autre l’autodérision, un dernier la souplesse, etc. Tous les genres musicaux sont représentés, donc tous les goûts, du heavy métal à la valse viennoise, de Nina Simone à Pharrell Williams. Tout est au mieux dans le meilleur des mondes, en somme. Jérôme Bel nous avait habitués à davantage de lucidité. En revanche, qu’est-ce qui se fait jour face à ce « talent » personnel mis en avant derrière lequel tous les autres de la troupe peinent à suivre ? Qu’il y a finalement peu d’entraide dans cette compagnie ? Et que le terme même de compagnie pour qualifier cette réunion d’individualités monochromes, que le contact avec le groupe ne fait guère évoluer, serait impropre ? Nous regardons des gens, interchangeables puisque jouant en alternance, choisis par un metteur en scène et disposés comme les instruments d’un ensemble ambigu.

Difficile cependant d’expliquer les causes de ce joyeux ratage – au vu de l’ambition première. Est-ce le mélange prétendument indistinct d’amateurs et de professionnels ? Sans doute pas. Peut-être alors cette volonté d’une distribution absolument représentative et cette confiance presque primitive dans le génie de l’amateur. Car c’est oublier que ce qui est le plus naturel et le plus évident est aussi souvent le plus conventionnel.



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