Partita 2

(2013)



Rien de plus difficile que de critiquer un spectacle de danse pour qui n’a jamais dansé qu’avec des mots.

Acte I
Un violon

On dit aller au concert pour écouter de la musique. Mais le regard est tout aussi requis, happé dès qu’il peut fixer quelque chose. Prenant au mot cette expression, la grande salle est mise au noir. Une porte s’ouvre, rai de lumière vite refermé, des pas se font entendre, Amandine Beyer. La Partita pour violon seul n°2 de Bach monte jusqu’à nous. Même chez soi toute écoute est distraite par un regard sur son intérieur ou par un confort familier. Mais dans une salle comble, dont l’obscurité annule la communion et fait jouer la musique pour chacun seul, l’impression, inédite, est prodigieuse. C’est chose connue qu’un être privé d’un de ses sens développe souvent une acuité plus forte pour les quatre autres. Nous, privés du regard, entendons remonter à la surface, dans ce seul violon, plusieurs violons et même un écho de clavecin. Avant cela, nous n’avions jamais écouté de musique.


Acte II
Deux corps

A la sortie d’un spectacle où jouait un comédien qui par ailleurs danse, une amie chère me dit : « On voit qu’il est danseur ». Nous n’avons jamais reparlé de cette phrase mais elle me fascine. Comme cela se voit ? Sur la scène en pénombre, couturée de cercles formant des rosaces d’écolier, Anna Teresa De Keersmaeker et Boris Charmatz dansent en silence, ensemble mais à côté. Antisymétriques. Mouvements harmonieux, ronds. Ou des pas bancals, handicapés. Nous, comme devenus sourds, voyons ressurgir des mouvements quotidiens : un coureur au départ, une figure de patinage, la marche d’un boiteux. La danse est-elle l’origine de la vie ou la vie l’origine de la danse ? Sommes-nous tous danseurs, comme Anna Teresa De Keersmaeker regardant danser des amateurs sur Bach disait : finalement, n’est-ce pas plus beau quand ce n’est pas construit ? Ils n’improvisent pas, quoique. Chaque fois qu’ils se perdent reviennent à ces ronds tracés sur le sol. Et ce thème chorégraphique si puissant : les pieds de l’un d’eux allongé collent à ceux de l’autre debout et marchent dans un cercle comme un homme et son ombre. Alternant, et se tenant par la main.

Acte III
Trois corps et un violon

Comme si tout le reste, musique puis danse, n’avait été qu’une répétition, le spectacle commence. Sur la scène totalement éclairée, le violon rejoue la Partita n°2 de Bach. Et Anna Teresa De Keersmaeker et Boris Charmatz dansent à nouveau certains mouvements. Mais le spectacle ne vaut pas son brouillon. Car l’acuité de notre esprit si accommodé à ne fixer qu’un point, le son du violon puis le corps d’un des danseurs, est curieusement saturé à ce troisième acte qui montre trop ; curieusement parce que trois corps et un violon, c’est encore un dispositif minimal. Car aussi on y voit ce que la musique fait à la danse : les pas deviennent plus classiques – pointes, battements – la composition plus symétrique, les danseurs moins confiants, se touchent pour pas se heurter, se regardent, s’attendent. Maintenant ils accompagnent la musique. Et recommencent ce thème du danseur et de son ombre qui sans elle était autrement plus puissant et épuré.

La violoniste sans lumière, les danseurs sans musique sont un accordeur de piano sans aucun diapason, qui règle les notes ou les pas imperceptibles aux autres à la recherche du rythme parfait, difficilement descriptible, qu’un huitième de tour de vis transforme, si peu. Même assurés de leur technique, pour la conjurer, chacun serait comme un accordeur de piano ignorant des réglages et des effets, qui les découvrirait sur l’instant, émerveillé ou agacé, en éternel débutant. Si seuls qu’ils sont chacun à la fois l’accordeur de piano et le pianiste lui-même. Pour les danseurs on y parle moins facilement d’âme qu’en musique parce que la danse ne touche pas qu’à cela, mais c’est le même sujet.



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