(2014)
Hasard – ou cohérence – de la programmation du Festival d’automne, à quelques jours d’intervalle, deux spectacles de danse que vingt ans séparent mais qu’une même continuité narrative fait se joindre dans l’esprit : Jérôme Bel du chorégraphe éponyme (1995) et iFeel2 de Marco Berrettini (2014).
DEUX EDENS DANSANTS
L’allégorie édénique est visible puisque chaque spectacle est organisé autour d’un couple fondateur. Dans Jérôme Bel, les danseurs, nus, ne dansent pas. Chacun, l’un après l’autre, se rapprochant du public, découvre son corps, le tâte, le palpe, le presse, le déforme. L’homme relève la peau de son scrotum pour en cacher son sexe : si peu alors le distingue d’une femme. Aucun sentiment, tout est littéral. Le corps (n’)est (qu’)un objet merveilleux. Et toutes ses humeurs sont utiles : salive, sueur, urine.
Une fois que l’homme et la femme sont mis face à face, le contact devient violent. Elle dessine un mot au rouge à lèvres sur sa main, claque violemment le torse de l’homme : Aïe lui reste imprimé sur la peau. Le corps est dé-contextualisé, sans marque de culture. C’est un premier monde dans lequel le couple même n’existe pas encore. Aucun pas de deux, si peu de connivences.
A l’inverse, iFeel2 n’est que ça, un pas de deux. Une heure durant, Marie-Caroline Hominal et Marco Berrettini exécutent, le plus souvent face à face, un pas en six temps. Décalé par rapport au tempo souvent en quatre temps de la musique, le second défi, pour les deux danseurs, est de presque toujours se regarder. Ils s’éloignent et se rapprochent dans une petite forêt d’arbustes en lévitation, la largeur du pas varie, mais presque toujours soutiennent le regard de l’autre. Miroir complémentaire. Sur la fin, ils dansent, toujours symétriques, mais d’un côté et de l’autre de la scène. Avant de se retrouver. Là encore, on pense à Adam et Eve – le chorégraphe dit d’ailleurs s’être inspiré de la controverse du créationnisme, cette doctrine qui voit l’Ancien Testament comme explication de l’origine du monde plutôt que la théorie de l’évolution du vivant formulée par Darwin. Ici donc, l’homme et la femme font couple : indissociables partenaires de danse, passant derrière un buisson qui tremble, se nourrissant l’un l’autre… Pour autant, comme dans Jérôme Bel, peu de choses les distinguent d’un point de vue genré : tous deux sont torses nus, vêtus d’un pantalon noir. Si, elle seule sourie un moment et c’est très beau. Ils semblent, en tout cas, prendre la suite du couple encore peu formé du premier spectacle : alors que Jérôme Bel présentait deux solitudes qui évoluent séparément, seulement réunies quelques instants pour jouer ou se faire violence, iFeel2 est en tout point fondé sur l’union, la symétrie, comme le dit Marco Berrettini : C’est parce que l’autre nous regarde qu’on peut se voir soi-même dans le miroir de l’autre. C’est très introspectif mais cela a été une très bonne technique de travail : quelle serait la liste des choses que je ne connais pas de moi-même et qui me compléterait ?
UN MONDE D’AVANT OU D’APRES LE MONDE
Deux dispositifs si sobres – et encore le premier, d’un minimalisme radical, se dit lui-même degré zéro – un couple qui évolue nu ou presque. Comme Adam et Eve qui se trouve dans la Genèse, on se demande invariablement quel monde encore humain on nous montre là. La chorégraphie Jérôme Bel intervient, historiquement, dans un mouvement de retour au nu de la danse contemporaine, après les images terrifiantes des corps déportés et, plus près, ravagés par le Sida. Pour autant, si chaque individu du spectacle a recouvré un nom, il continue de se distinguer par des nombres : âge, mensurations, solde de compte bancaire, numéro de téléphone portable. Des matricules, en somme, comme l’étaient, tatoués sur le bras, ceux des déportés. Toute culture n’est pas absente de ces mondes : il y a dans chaque spectacle de la musique. Dans Jérôme Bel, c’est un homme, également nu et toujours au fond de la scène, qui chantonne du Bach. Et une femme, qui suit le couple principal, de son ampoule au bout d’un fil – seule lumière du spectacle – et qui se nomme, bien à propos, Thomas Edison. Dans iFeel2, c’est une succession de musiques pop créée par Samuel Pajand. Et la nature est aussi présente avec ces buissons argentés en apesanteur – Jardin d’Eden donc – d’où sort le troisième homme du spectacle, recouvert de feuilles, qui tend au couple de quoi boire et de quoi manger. Dans les deux spectacles – surtout dans le premier – le recours à l’humour rend leur relative sécheresse supportable. On s’amuse autant de ces deux danseurs qui se réapproprient leur corps nu que de ce pas de deux où tout en dansant chacun tend à l’autre un sandwich pour se nourrir. Jérôme Bel, qui commence par ces quatre corps nus qui écrivent chacun sur un grand tableau noir en fond de scène, Johann Sebastian Bach, Thomas Edison puis les noms et mensurations du couple principal, veut-il lui aussi interroger l’évolution puisqu’à la fin du spectacle, par un subtil jeu d’effacement de certaines lettres, la phrase du tableau se transforme en Eric chante Abba. Là, entre un cinquième personnage, tout habillé, qui entonne un tube du groupe suédois, et sera le seul, une fois le noir venu, à saluer face au public. Comme s’il avait fallut quatre personnes pour en faire une : résultat de l’évolution, d’un couple peu expansif, de la culture (Bach) et de la technique (Edison).
On pourrait aussi voir les deux spectacles comme à la suite l’un de l’autre. Jérôme Bel serait alors un monde d’avant le monde, où chaque corps objet, se découvre lui-même sans (presque) de marques de culture ; à la suite de quoi, iFeel2 reprendrait l’idée centrale d’un homme et d’une femme pour en faire un nouveau tout, le couple, regards toujours soutenus, miroir l’un de l’autre. A moins que le spectacle de Marco Berrettini soit vu d’un œil plus apocalyptique : plus que deux humains au sein d’une nature passablement ruinée et inquiétante – jeu d’éclairage ou de peinture, les buissons semblent recouverts d’une couche argentée – nature qui disparaît totalement à l’étape suivante que serait Jérôme Bel où la scène est désertique et les seuls accessoires un bâton de craie et un autre de rouge à lèvres. Quoiqu’il en soit, rien ne se termine vraiment, et les deux corps chaque fois s’appréhendent à nouveau, apprennent à se découvrir. On serait tenté de faire recommencer le cycle. Car, en parlant de cycle, iFeel2, dans sa chorégraphie répétitive dont seule l’amplitude varie, fait songer au Boléro de Ravel, ritournelle obsédante qui va crescendo en richesse instrumentale et en intensité sonore. On sent, dans chacun des deux spectacles, un crescendo semblable vers une forme de résolution. Deux mondes donc, incessamment recommencés, pour un motif – un homme et une femme – vieux comme le fond des âges.
Jérôme Bel
Concept - Jérôme Bel
Avec Eric Affergan, Claire Haenni, Patrick Harlay, Gisèle Pelozuelo (La Commune centre dramatique national d'Aubervilliers) et Michèle Bargues (au Musée du Louvre et à la Ménagerie de Verre), Frédéric Seguette
iFeel2
Direction artistique et conception - Marco Berrettini
Avec Marco Berrettini, Marie-Caroline Hominal, Samuel Pajand
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