Cyrano de Bergerac
(2016)


Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Baudelaire


Quand je vois Cyrano de Bergerac, je pense à moi. Quand je vois Christian de Neuvillette, je pense à ma sœur. Ma sœur est dyslexique. Parfois, pour certains messages où, comme Christian, elle ne sait exprimer les choses avec grâce, je lui prête mes mots – l’analogie s’arrête là, ma sœur est loin d’être sotte. Les mises en scène peu mémorables de Cyrano de Bergerac, quand elles sont bien jouées, vous laissent écouter le texte. Cette mise en scène, parce qu’elle est originale, vous fait voir le personnage. A lui on peut s’identifier.

L’histoire est connue. Deux hommes aiment la même femme, Roxane. L’un, Cyrano, est éloquent mais laid. L’autre, Christian, est beau mais sot. A deux, se prêtant l’un l’autre ce dont chacun manque, ils vont faire un personnage de roman. Cyrano écrira les lettres, soufflera les mots dont usera Christian pour séduire et conserver Roxane. De là vient ce que la psychanalyste Anna Freud nomma le complexe de Cyrano : satisfaire ses désirs par le succès d’un autre auquel on s’identifie. Il est vrai que, dans ses multiples références, le Cyrano de Rostand a des airs du mythe de Pygmalion.

Mais le vrai nœud de la pièce, qui fait passer cette résonance pour secondaire et même le fameux nez du personnage pour un symbole, c’est le drame du langage. Un homme, de ceux qui ne savent pas parler d’amour, est incapable de communiquer selon les codes attendus à l’époque.[1] Il ne sait, devant les femmes, que se taire. C’est ce silence qui est tragique et qui amorce la pièce. Au vrai, les deux premiers actes n’en sont qu’une longue introduction.

Le comédien le dit lui-même, qui voit ici le langage comme une drogue dont Roxane doit être rassasiée. Elle en a, et Cyrano plus encore, les addictions, les enthousiasmes, les élans et les grandes dépressions. C’est ce qui incita le critique de cinéma Michel Chion à reprendre le concept de complexe de Cyrano dans un tout autre sens que celui de la psychanalyse. Pour lui, Cyrano est le modèle d’un type de personnage, le perdant magnifique qui, même dans l’échec, brille par les mots. Ce lien tragique avec le langage qui le fait mourir sur un mot – le fameux panache – et retarder jusqu’à la dernière scène l’aveu de son amour – et encore, en négatif : Non, non, mon cher amour, je ne vous aimais pas ! En face, Christian est le type de personnage qui butent contre la langue de référence – l’éloquence des précieux hier, le langage soutenu aujourd’hui.  

Si l’on peut tant parler de Cyrano, c’est que cette mise en scène le révèle. Dominique Pitoiset a choisi de déplacer la pièce dans un asile psychiatrique, à notre époque, faisant de chaque personnage un fou potentiel. Sans être si convaincante en elle-même (des fous qui se raconteraient cette histoire ; le verbe qui créé le monde comme les fous s’inventent le leur) cette idée scénographique a un immense mérite : elle nettoie la pièce de son romantisme tardif, déjà un peu cliché (nous sommes soixante-dix ans après la définition, par Hugo, du héros romantique). Elle n’apporte qu’un léger supplément de réflexion sur la pièce. D’aucuns regretteront peut-être que ce parti-pris radical ne soit poussé à la limite. Mais c’est aussi l’élégance d’une grille de lecture qui ne pèse pas trop et déjà cependant assez puissante pour produire cet incroyable effet de neutralisation. Stricto sensu, elle rend neutre, presque vierge, un texte saturé d’images et de références.

Si le texte est lisible, si la mise en scène tient, c’est grâce à l’immense comédien qui incarne Cyrano. Philippe Torreton déborde son personnage, envahit la scène et écrase le reste de la distribution[2]. Cyrano pourrait n’être que fier. Torreton, par ailleurs écrivain, lui adjoint cette folle mélancolie, ce tempérament saturnien, cette fêlure qui désamorce le pathétique. Son Cyrano est un roc. L’alexandrin de Rostand est assez souple et primesautier pour structurer sans, là encore, alourdir : il libère le comédien qui coule sur lui sans pourtant oublier la moindre virgule. Jusque dans sa typographie, le texte sur une page ressemble à un ping-pong où l’on se renvoie des vers morcelés. Mais même dans ses tirades, Torreton marque des silences, des césures d’une grâce jouissive. A ce moment-là, et pendant deux heures et demie, il est le bonheur du langage.

Une des scènes iconiques de la pièce est celle du balcon. Reprise de Shakespeare, elle met en scène Roxane et, sous elle, Christian qui lui parle avec les mots soufflés par Cyrano. La transposition contemporaine change la donne : l’échange se passe par Skype. Un écran descend où l’on voit l’image de Roxane devant son ordinateur quand Christian et Cyrano, restés sur scène devant le leur, lui parlent. Le procédé est lumineux : à peu de choses près, les trois personnages sont au même niveau (là encore, l’effet neutralisateur de la mise en scène) et Christian est de dos, face à l’écran. Qu’est-ce que cela signifie, de dos ? Sans doute que c’est un personnage qui n’est qu’une voix, un joli petit pantin dont les fils cèdent quand Cyrano cesse de lui souffler. Cette voix-là, ces mots sont parvenus à faire oublier la beauté de Christian. Cette voix-là, c’est celle de Torreton, lisible, juste à pleurer. Le reste se perd dans la bataille.

 


[1] Notons que la pièce de Rostand, créée en 1897 dans le théâtre même qui l’accueille à nouveau, est inspirée de la vie de l’écrivain éponyme du XVIIème siècle, époque à laquelle Madeleine de Scudéry, entre autres, codifia, avec sa Carte de Tendre, les différentes étapes du chemin de la séduction (Pour aller de Nouvelle-Amitié à Tendre-sur-Estime, passez par les villages de Jolis-vers, Billet-galant et Billet-doux, etc.).

[2] Rendons tout de même hommage à Hervé Briaux, merveilleux comte de Guiche, le seul peut-être de la trempe de Torreton. Parce que le seul aussi, dans un tout autre genre, à être la versification elle-même, à jouer avec elle, à manger les phrases comme on tire à la carabine. A côté, Roxane (Julie-Anne Roth) n’est qu’une gourde. Outre que cela déséquilibre la distribution, c’est un vrai problème quand il s’agit d’une femme aimée par deux hommes, à qui la grille de lecture de la folie et de la drogue confère le rôle assez puissant, et ici peu crédible, d’une accroc au langage.



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