Les visages et les corps 
(2013)


Si la mort est toujours un accident, certains nous prennent plus que d’autres par surprise. C’est bien une critique là, pas un article nécrologique, mais la mort inattendue pour son public de Patrice Chéreau, sombre lumière irréversible de la mise en scène, transforme inévitablement la vision du spectacle pourtant dès son titre si vivant. Dans les notices infinies lues vues et entendues après le 7 octobre, il y avait Chéreau parlant, lisant, filmant, bougeant, mais jamais écrivant. Il écrivait, pourtant, et juste. Quoi donc de plus nécessaire que de porter sur scène cette parole peu entendue et compilée alors qu’il était le grand invité du Louvre en 2010, dans les salles duquel il monta Rêve d’automne de Jon Fosse ? Quoi de plus impraticable aussi que cette injonction critique d’écrire ce que c’était ?


C’était un journal pour que quelque chose reste de ce drôle de métier, de ces drôles de création qui ne s’impriment vraiment que dans les mémoires des spectateurs.

C’était la photographie déchirée en petits morceaux d’un affectif au regard pénétrant et aux mains agrippeuses, qui attendit longtemps le calme et l’amour, et dévoile, jamais dit plus tôt, l’imbrication de sa vie amoureuse et de son travail. « Quand l’autre devient-il indispensable et à quel prix ? ».


C’était Philippe Calvario, avec parfois la même intonation, qui parle en papillonnant de tabouret en fauteuil cassé sur la grande scène étroite, et une petite araignée qui fait descendre son fil et, devant, reste là comme si aussi elle regardait.

C’était un micro sur scène qui servait à dire pas le travail ou la pensée mais seulement l’évolution de la relation affective (sauf à la fin, et alors pourquoi ?) et la musique qui appuie trop alors que le texte suffit seul et que Koltès disait qu’« il faudrait pouvoir être léger ». C’est difficile de mettre en scène une lecture, mais si c’est un texte vigoureux infatigable (et sinon pourquoi le lire ?) comme Coma de Guyotat que Chéreau avait lu au théâtre de la Ville ou Quartett d’Heiner Müller dont il parle, peut-être que le lecteur assis à une table avec une petite lumière c’est assez.

C’était des morceaux sur la tension, la modification qui intéressent Chéreau au théâtre comme au cinéma, et ce qu’il dit magnifiquement du premier : « Bien se redire ce qui définit le théâtre : la pesanteur d’un corps vivant dans un espace palpable et secret : un acteur est là, au centre du cercle et il ne fait semblant qu’à moitié. S’il transpire, sa transpiration est vraie… ». D’autres exemples suivent et puis, à celui qui aurait aimé être chef d’orchestre, chorégraphe ou écrire des romans, il peut « arriver de savoir faire bouger les corps – et je pense même que j’ai une façon bien particulière de les faire bouger, un instrument que je me suis forgé au fil des années et qui vient de l’usage malheureux que je fais du mien. […] Mais mon domaine, ce sont les textes, les mots, donc les faire vivre, les incarner dans des corps ».

C’était, au moment du salut, le livre tendu cachant le visage de l’acteur comme à la messe le prêtre qui porte la Bible.

C’était la justification d’un titre qui résumerait sa vie : « J’ai produit des images au début de ma vie, oui, je pensais alors que le théâtre était cela et seulement cela. Je ne le pense plus. […] Les visages et les corps, ce serait alors ce que j’ai découvert au fil des années : ce quelque chose qui n’appartient qu’à une seule personne, qui est bouleversant dès qu’il apparaît et se transforme et surtout ne se laisse jamais enfermer dans des images ».

C’était la convocation d’images, Irving Penn Richard Avedon Nan Goldin, et des rencontres, Koltès Hervé Guibert, leur mort du Sida, Richard Peduzzi et les autres, et une phrase : « Le silence n’est pas l’absence ; l’absence n’est pas la mort ».

C’était, sur le chemin du retour, le Plaza en travaux comme en ruines, les fenêtres nues de leurs stores rouges et ce hall vide avec, pourtant, un lustre allumé pour y laisser entrer des fantômes. Fantôme, le mot le plus fréquent du journal de Chéreau, souvent merveilleux, dans qui il s’oubliait et qui était ce soir le plus vivant de tous.



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