Jouez au bois
(2019)
Ce texte a été écrit pour accompagner le projet de salle de musique que Patrick Bouchain souhaitait bâtir à Gstaad et qui, depuis, a été abandonné. Mais où que soit finalement construite cette salle, ce contretemps ne rend pas moins pertinentes la philosophie et l’ambition d’un dessein dont le texte qui suit tente de mettre à jour les résonances.
Echo était une
nymphe. Pour avoir si souvent détourné l’attention de Junon avec ses paroles, laissant
aux femmes que Jupiter venait de séduire le temps de s’échapper, elle fut
punie. Tu feras un minuscule usage de ta
voix[1], lui
dit la jalouse reine des dieux. Et Echo devint celle qui ne sait se taire quand on parle, ni parler la première. […]Elle pouvait répéter, d’une foule de
mots, les tout derniers. Un jour elle aperçut Narcisse. Bien des jeunes hommes, bien des jeunes
femmes le désirent. Mais ne pouvant que répéter la fin de ses phrases, la
conversation fut impossible. Et puis, il
y a dans la douce beauté [de Narcisse] un
si dur orgueil, qu’aucun jeune homme, aucune jeune femme ne l’émeut. Il
rejeta Echo. Méprisée, elle se cache dans
les forêts, couvre sous les feuilles son visage honteux, vit dans des grottes
de solitude. De douleur son corps mincit, maigrit. Juste une voix, juste restent les os. La voix demeure ; les os,
dit-on, prennent figure de roche. […] Elle
est le son, il vit en elle. Echo devint une grotte.
C’est
magnifique. D’abord, qu’une femme ruse pour éviter à ses consœurs violées (car
la séduction et les ravissements de Jupiter ne sont rien d’autre que des viols)
d’être punies à la place du dieu des dieux (souvent en vain, avouons-le). Mais
surtout, que Echo devienne juste une voix,
c’est-à-dire juste un son ; et juste une grotte, c’est-à-dire juste un
lieu.
*
Tels sont les
deux termes de la dialectique qui nous occupe, et que le poète Francis Ponge
avait résumé d’une formule merveilleuse : Le raisonnement confondu avec
le résonnement[2].
Le premier
terme, le raisonnement, c’est la pensée incarnée dans une voix, une histoire
métamorphosée en musique. Quand il revient sur l’enseignement d’Isaac Stern, le
violoniste Renaud Capuçon explique : Je
dis souvent que ce que j’essaye de faire sur scène, c’est parler. La première
chose qu’Isaac Stern m’a dite quand j’ai joué pour lui, c’est « Qu’est-ce
que tu veux dire avec ton violon ? ». J’ai essayé, maladroitement, de
répondre. Et il m’a dit : « Il faut que tu racontes une
histoire »[3].
Le second terme,
le résonnement, c’est le son, la musique elle-même, l’écho dans la grotte. Il
n’est donc pas surprenant que le philosophe Francis Wolff, pour caractériser la
musique, adapte le mythe de la caverne de Platon[4]. Imaginez
une grotte où des aveugles seraient prisonniers. Ils n’entendent qu’un immense
écho. Tous les sons sont confus et obscurs. Et c’est bien normal : ils
sont incapables de les distinguer clairement ni d’en connaître la cause. Car
c’est bien cela qui, pour le philosophe, définit la musique, le passage du
chaos sonore de la grotte au monde musical : les sons deviennent
clairs et distincts lorsqu’on peut en identifier la cause, c’est-à-dire l’événement
qui les produit (claquer dans les mains, taper du pied sur le sol, faire vibrer
une corde avec un archet). L’art consiste
à faire activement – donc à produire
– ce qui d’habitude est seulement passivement perçu – et donc subi.
*
Mais un ensemble
de sons ne forme pas encore de la musique. Pour cela, il faut que les sons
s’organisent dans le temps : qu’ils deviennent une suite de notes. Il va
donc falloir mesurer chaque note, son timbre, sa durée, sa hauteur, et établir
des échelles. Désormais, l’événement
élémentaire de la musique sera l’intervalle
entre deux notes, l’écart, à la fois
de temps, de hauteur et de causalité par rapport à une note initiale. La musique devient autonome : vous
n’entendez plus des sons produits par des objets (par exemple un violon) mais
par les sons eux-mêmes, chaque note se rapportant à celle qui la précède. Deux
notes forment un événement musical ; deux événements font une phrase. C’est
sans doute là que les deux raisonnement/résonnement de Ponge se confondent.
Bien sûr, vous
continuez d’entendre un violon mais cette
perception n’est pas nécessaire à l’effet musical. Elle enrichit généralement l’écoute,
mais elle peut aussi, parfois, l’affaiblir en la détournant. Car pourquoi
est-ce si important que la musique n’ait plus une cause réelle, produite par un
objet, mais qu’elle soit une relation
imaginaire de causalité entre des notes ? Parce que, bien souvent, la
réalité est décevante.
Rien n’est, en
effet, plus ambivalent qu’un concert de musique. Notre regard et toute notre attitude sont alors entièrement concentrés
sur la musique en train de se faire, sans rien qui appelle au relâchement de la
tension de l’écoute. (Notre imaginaire peut bien papillonner, mais forcément
moins fébrilement qu’à l’écoute d’un enregistrement où tout l’environnement s’offre
à la divertir). Mais, d’un autre côté, il suffit d’une lumière mal réglée,
de musiciens mal habillés assis sur de vilaines chaises pour détruire l’écoute
musicale. Le trompettiste, les joues
gonflées, s’époumone dans son instrument pour en extraire le plus beau son.
Quelle incohérente perception ! Quel rapport entre cette image laide d’un
visage de profil rougi et déformé par l’effort, et le son merveilleux et même
surnaturel que nous entendons alors ? Ce n’est pas ce type d’image qui
peut soutenir et encore moins enrichir l’écoute : c’est la concentration
de tous nos sens sur une musique en train de se faire.
*
Mais où la
musique a-t-elle commencé ? Peut-être, c’est vrai, dans les grottes. C’était
d’abord le royaume des super prédateurs
tels que l’ours ou le lion des cavernes. […] Les hommes, alors, habitaient des pieds de falaise, des abris, quelques
entrées de grotte mais ne se plongeaient pas dans l’obscurité profonde. Car
pour cela, il leur faudra pleinement domestiquer le feu, il y a environ
400 000 ans en Europe[5]. Et encore, la plus ancienne grotte visitée
par l’homme dans ses profondeurs, celle de Bruniquel, l’a été il y a 176 000
ans.
Mais le plus
intéressant est ailleurs – et nous en revenons à la dialectique de Ponge. Etudiant
de nombreuses grottes à peinture du paléolithique, le musicologue Iegor
Reznikoff a montré que la densité des
images y est proportionnelle à
l’intensité ou à la richesse de la résonance[6]. Les hommes préhistoriques peignaient
les surfaces des salles qui offraient le meilleur écho. En se dirigeant à la voix dans la direction de la meilleure réponse de
la résonance, on est amené en présence de peintures. Dans les tunnels
étroits et les niches ornées où l’on ne
peut pénétrer qu’en partie, parfois seulement la tête, le chercheur a même remarqué
la présence de points d’ocre rouge aux endroits où l’écho est maximal. Et dans
la grotte d’Oxocelhaya, au Pays basque, on
ne trouve même que des points rouges
et aucune image ou peinture. Comme si la grotte en était restée au stade exploratoire
et au repérage des sons. Echo seule en sa demeure.
Que pouvaient
bien y faire les hommes ? Ces niches
permettent, à partir d’une voix d’homme, plutôt grave, des effets
spectaculaires d’imitation de cris d’animaux, meuglements de bisons, grognements
ou rugissements. L’utilisation des niches comme résonateurs n’exclut nullement
les voix de femmes par ailleurs, dans les grandes salles sonores, où l’on peut
imaginer d’importants rituels avec des instruments, en particulier des flûtes. Le
mythe de la caverne n’est décidément pas loin.
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Il y a donc beau
temps que la « salle de musique » est une contrainte pour celui qui
veut y jouer. Ce que reconnaît Michael Forsyth, architecte, dessinateur de
salles et violoniste : Depuis les
temps les plus reculés, l’acoustique des constructions de pierre a très
certainement influencé le développement de la musique occidentale[7]. La musique est donc vraiment une
question d’intervalle. Celui entre une note et la suivante. Mais aussi celui
entre l’émission du son et sa disparition pour l’oreille. La durée de cet écho
peut varier entre une seconde pour certaines salles de musique, sept secondes pour
les grottes préhistoriques et une dizaine pour la nef d’une cathédrale. Voilà
pourquoi Pérotin composait son plain-chant en fonction de l’acoustique de
Notre-Dame de Paris dont il était maître de chapelle ; pourquoi Purcell
changeait de style selon qu’il écrivait pour l’abbaye de Westminster ou la
Chapelle Royale, et pourquoi Bach écrivit sa Passion selon saint Mathieu pour le temps de réverbération bref et
clair de l’église St-Thomas quand elle était remplie de paroissiens. Au 19ème
siècle, d’anciennes églises et monastères ont d’ailleurs été convertis en
salles de concert. Mais s’il n’existe pas d’acoustique optimale, même pour une
œuvre précise (le goût des auditeurs étant divers et subjectif), les salles
contemporaines, bien plus grandes et dotées d’une acoustique variable censée
s’adapter à presque tous les genres de musique, semblent parfois si
standardisées qu’elles sonneraient le
glas de l’architecture.
*
C’est sans doute
comme une résonance de ces anciens lieux où la musique tintait pour des
artistes et un public rituels que la nouvelle salle de Gstaad sera construite. Car
si une salle est déterminée par son acoustique, elle l’est aussi par le public
qu’elle accueille.
Dès lors, une
autre résonance se fait entendre. En 1725, à Paris, est créé le Concert
spirituel. C’est, dans l’histoire, le premier spectacle musical ouvert à tous,
moyennant finance, et non plus seulement à l’aristocratie ou aux paroissiens[8]. Ce
nouvel espace, où il ne s’agit plus de se montrer, peut ainsi mettre en valeur,
comme jamais auparavant, les musiciens et l’orchestre, une musique indépendante des représentations religieuse
ou politique comme du canon
esthétique des couches dominantes. Nous sommes au siècle des Lumières. Il
convient d’élever l’âme des spectateurs – d’où le nom du Concert. Et quiconque peut assister à un spectacle
musical dans le but de l’apprécier en tant que tel. Ce lieu d’expression libre et de transgression permet à un public
souvent indiscipliné de devenir mélomane, faisant naître une nouvelle forme de sensibilité musicale qui repose sur
l’individualisation et le partage, et qui est encore la nôtre aujourd’hui.
Bien que sa
démocratisation n’ait pas été réelle – tout le monde ne pouvant se payer ce
genre de divertissement – le Concert spirituel a représenté une utopie radicale.
Et les radicaux sont nécessaires pour ouvrir des
brèches où suivront d’autres plus mesurés. Au fil des ans, après la
Révolution, les concerts populaires se multiplient ; le public se
discipline (il n’applaudit plus qu’à la fin des œuvres et écoute désormais la
musique dans un silence religieux) ; le bel canto et la romance cèdent la place à la musique instrumentale ;
l’orchestre s’étoffe en même temps que l’assistance se diversifie, de l’ouvrier au petit-bourgeois en passant
par l’artisan, le commerçant et le fonctionnaire. La conquête de l’espace
public dans la représentation des œuvres musicales est faite.
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