Derrière l’écran 

(2019)


Ce texte a paru dans le livre “Chaque Homme est un Soleil - Regards de personnes détenues sur la collection vidéo du Centre National des Arts Plastiques” (LOCO/Cnap, 2020) 



Quand Patrick Bouchain m’a raconté le ciné-club qu’il anima à la maison centrale de Poissy, ces détenus condamnés à de longues peines visionnant des films de science-fiction, et qu’il me demanda d’écrire un texte à propos de cette expérience, j’ai oublié de lui dire une chose : la science-fiction ne m’a jamais intéressé. Ou plutôt la science-fiction, c’est-à-dire l’anticipation dont le ressort de l’intrigue repose sur la technologie, m’intéresse uniquement comme expérience de vérification : est-ce que ce qui était prédit est finalement advenu ?

A ce jeu-là, Blade Runner, l’un des trois films projetés, est exemplaire. Sorti en 1982, l’action se déroule précisément en 2019. L’impression est donc saisissante, et la tentation assez forte de départager, dans cette anticipation dont nous abordons le présent, ce qui est inévitablement daté (les Polaroïds, Harrison Ford jeune, la musique qui mélange le synthé et le saxo) ; ce qui existe bel et bien aujourd’hui (la commande vocale, les robots auxquels on tente d’inculquer des émotions) et ce qui n’est finalement pas advenu, en tout cas pas à Los Angeles où se situe l’action[1], c’est-à-dire le projet urbain. Il y a trente-sept ans, Ridley Scott imagine la cité des anges[2], qui n’est pas pour rien celle du cinéma, comme une ville sombre, verticale et où la circulation automobile au sol est proscrite. Soit l’utopie absolument inversée de cette ville qui, hier comme aujourd’hui, est plutôt blanche, horizontale et où il est réputé difficile de se déplacer sans voiture.

Mais, à observer l’amalgame d’objets époque, déjà anciens ou aujourd’hui totalement dépassés, la première question de ce texte apparaît un peu vaine. Un film de science-fiction renseigne davantage sur l’époque de sa fabrication que sur celle qu’il projette. Il est pourtant le genre par excellence qui inquiète le plus le medium cinématographique. Dans son livre La projection du monde[3], Stanley Cavell tente de définir une ontologie du cinéma : regarder un film, pour lui, c’est « être présent non pas à quelque chose qui arrive mais à quelque chose qui est arrivé, et que j’absorbe (comme un souvenir) » ; c’est « un fait réfléchi dans une narration racontée au passé ». Blade Runner se situe dans une ville irréelle et à une époque qui ne s’est pas réalisée : il distord le plus l’ontologie du cinéma comme projection d’images ayant eu lieu. Il ne l’abolit pas mais en diminue la part nostalgique.

Sans doute le même jeu pourrait-il être recommencé pour les deux autres films du cycle, 2001 : l’odyssée de l’espace, qui dépasse de très loin le simple film de genre, et Blade Runner 2049. Mais ça n’est plus le sujet. Inconsciemment ou non, ces films, certains détenus les ont peut-être vus à leur sortie. Surtout, puisqu’ils anticipent un futur relativement proche, de l’ordre de moins de quarante ans, leur fabrication rejoint celle de ces hommes qui rêvent en prison à ce que sera le monde extérieur quand ils le retrouveront.

Il devient alors possible de rapprocher l’expérience cinématographique de l’expérience carcérale. Qu’est-ce qui fascine Cavell dans le cinéma ? « La combinaison d’une extrême familiarité et d’une extrême distanciation. C’est la raison pour laquelle j’ai un jour caractérisé le cinéma comme […] absolument intime et absolument étranger ». N’est-ce pas aussi la définition du rêve ? Les murs des cellules de Poissy sont peut-être constellés d’images comme autant de projections du monde extérieur. Comme si tout univers clos (la grotte, le mausolée, le théâtre, le monastère – et la centrale de Poissy est un ancien couvent) avait besoin d’une paroi pour se dépasser (une fresque, un retable, une scène, un écran). Le spectateur, tel un gardien, peut voir sans être vu. Et selon la si belle formule de Cavell, « il y a sur l’écran quelque chose d’humain qui est en notre présence, tandis que nous ne sommes pas dans la sienne ». D’où, aussi, ce sentiment commun de retranchement, voire d’exclusion du monde extérieur.



Un autre philosophe a rapproché la salle de cinéma de la cellule de prison. Dans une conférence prononcée en 1967[4], Michel Foucault pose le concept d’hétérotopie. A l’inverse de l’utopie, qui est un emplacement sans lieu réel, l’hétérotopie, littéralement le lieu autre, est une « sorte d’utopie effectivement réalisée, un lieu absolument différent ». Ces contre-espaces, ces contestations mythiques et réelles de l’espace où nous vivons (ce qui pourrait d’ailleurs être aussi une définition de la science-fiction) sont variés. A titre d’exemples, Foucault cite, à quelques lignes d’écart, la prison et le cinéma.

La première est une hétérotopie de déviation : celle dans laquelle on place les individus dont le comportement est déviant par rapport à la moyenne ou à la norme exigée. Le cinéma, quant à lui, serait une hétérotopie de divertissement. Ils se rejoignent avant tout sur deux principes. D’abord, ce sont des lieux qui « se mettent à fonctionner à plein lorsque les hommes se trouvent dans une sorte de rupture absolue avec leur temps traditionnel. Enfin, ces lieux ont toujours un système d’ouverture et de fermeture qui, à la fois, les isole et les rend pénétrables. En général, on n’entre pas dans une hétérotopie comme dans un moulin. Ou bien on y entre parce qu’on y est contraint, les prisons évidemment. Ou bien, il y en a d’autres, au contraire, qui ont l’air de pures et simples ouvertures, mais qui, en général, cachent de curieuses exclusions : tout le monde peut entrer dans ces hétérotopies mais, à vrai dire, ce n’est qu’une illusion : on croit pénétrer et on est, par le fait même qu’on entre, exclu ». C’est le cas, par exemple, du cinéma, en marge du réel, qui rejoint physiquement le sentiment d’exclusion du spectateur dont Cavell parlait plus haut.

Projeter en prison des films de science-fiction, ou bien y faire entrer des livres, des pièces de théâtre dont on jouera quelques scènes, des images de tableaux qui serviront de modèles à dessin, c’est introduire dans l’hétérotopie carcérale une seconde hétérotopie (puisque Foucault donne aussi l’exemple des bibliothèques, des musées et des théâtres). L’expérience du détenu retrouve celle du spectateur ou du lecteur. Un lieu en chevauche un autre. Ces lieux clos sont paradoxalement les plus ouverts aux autres espaces, où qu’ils soient projetés. Ils créent des correspondances, qui ne sont qu’un autre nom de l’imagination. L’imagination dont Foucault concluait justement que ces lieux autres offraient la plus grande réserve.

Hugo Martin



[1] Mais certainement dans plusieurs villes asiatiques ou proche-orientales.

[2] Et c’est bien un choix du réalisateur puisque le roman de Philip K. Dick, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1966), qui inspira le film, situait, lui, son action à San Francisco vingt-six ans plus tard, en 1992.

[3]Stanley Cavell, La projection du monde, Réflexions sur l’ontologie du cinéma, Paris, Vrin, 2019 (1971)

[4]Michel Foucault, « Des espaces autres » ; également publié sous le titre « Les hétérotopies », Paris, Editions Lignes, 2019.