Le peintre, le conteur, l’architecte

(2019)



Ce texte a été écrit pour Patrick Bouchain afin d’accompagner le projet de La Preuve par 7




En 1338, à Sienne, l’atmosphère, certains jours, devait être un peu lourde. Le gouvernement des Neuf, choisis parmi les marchands de la cité, avait consacré, depuis cinquante ans, l’identité communale de la ville : un pouvoir partagé, contrôlé, avec une certaine représentation politique, des décisions collégiales et une rotation des charges.

Mais depuis quelques temps, ce pouvoir est ébranlé : la nourriture est de plus en plus chère ; le peuple réclame une fiscalité plus équitable qui imposerait directement tout le monde, et d’abord les plus riches ; certains grands magnats exclus du gouvernement conspirent ; les très influents notaires et bouchers se révoltent contre un pouvoir jugé de plus en plus autoritaire ; et Florence, la grande ville rivale, deux fois plus peuplée, a étendu son territoire jusqu’à dix kilomètres seulement de Sienne. Plus tard on entendra dans les rues ce cri de Vive l’Empereur et mort aux Neuf mais l’interrogation est déjà présente : face à un régime si décevant qui discute, débat et pèse toute chose, ne vaudrait-il mieux pas un homme fort, un seigneur, régnant à vie et de père en fils, comme à Ferrare, Vérone, Milan ou Mantoue ?


Pour défendre le régime qu’ils incarnent, les Neuf se lancent dans une grande œuvre de propagande : ils commandent au peintre Ambrogio Lorenzetti une fresque pour décorer la salle du Palazzo Pubblico où ils se réunissent. De part et d’autre des trois murs qu’elle recouvre, on y lit les effets du bon et du mauvais gouvernement. D’un côté, une ville où les soldats brûlent les fermes, pillent les maisons, violent et tuent les rares personnes qu’ils rencontrent. Des murs sont éventrés, les fenêtres en arc de plusieurs bâtiments n’ont plus leur trumeau et, à côté, des hommes démolissent un balcon sur lequel l’un d’eux se penche, pas peu fier, pour regarder le tas de gravats en contrebas.

De l’autre côté, une campagne bien ordonnée où hommes et animaux cohabitent et débordent sur la ville en mouvement dont les portes sont ouvertes. On y commerce, on s’y instruit. Sur un toit, des ouvriers en file indienne portent des briques qu’un homme, vêtu de même couleur, décharge à côté de deux autres qui maçonnent. Et puis, au premier plan, une place au milieu de laquelle des gens dansent. Voilà, la seule règle du bon gouvernement est de ne pas entraver les corps ; son plus bel effet est de permettre aux gens de danser.[1]

Contrairement à l’image que l’on peut se faire d’une place médiévale italienne, la place de cette ville est assez banale. Elle n’a ni église, ni baptistère, ni fontaine, ni palais, rien d’iconique. Les bâtiments, moins bigarrés que ceux du mur d’en face, n’ont qu’un étage et sont plus bas. On pourrait presque dire à leur sujet ce que Walter Benjamin, visitant San Gimignano, à quarante kilomètres de Sienne, en 1929, écrivait à propos de son architecture vernaculaire et de ces fermes qui n’eurent que la nécessité pour architecture [et qui] sont, non seulement par le dessin, mais par les différents tons de briques et des vitres, plus distinguées qu’aucune demeure patricienne au fond de son parc[2].


Enfin, sur cette place, les danseurs ne dansent pas que pour eux-mêmes. Certes, la foule autour d’eux qui chevauche, marchande ou s’instruit semble totalement indifférente à leurs gestes. Mais au-dessus d’eux, une femme aux cheveux blonds en nattes se penche à sa fenêtre et les regarde. Tous sont en train de vivre une expérience. Pour eux, danseurs professionnels, il s’agit d’abord de l’expérience au sens de la « connaissance des choses acquise par un long usage », une sorte de technique et de talent. Pour elle, il s’agirait plutôt de cet « acte d’éprouver »[3] qui deviendra une expérience une fois qu’elle l’aura transmise.  

Si j’insiste sur les images architecturales (détruire, bâtir, et comment ; choisir duquel des deux balcons on préfère se pencher), sur la leçon politique (ne pas entraver les corps ; rendre possible les expériences) et sur le contexte historique de cette fresque, c’est parce qu’elle projette sur nous un tremblement profondément contemporain. L’expérience vernaculaire qui se joue sur cette place est au cœur des projets de La preuve par 7.

Pourtant, s’attabler sur cette question de l’expérience avec Walter Benjamin n’est pas, à première vue, très encourageant, lui qui, dans un texte de 1936 intitulé Le conteur pointait ce diagnostic cinglant : le cours de l’expérience a chuté[4]. Il observe que, depuis la première guerre mondiale, on a vu s’amorcer une évolution qui ne s’est jamais arrêtée, avec ces gens qui revenaient muets du champ de bataille – non pas plus riches mais plus pauvres en expérience communicable. Il est de plus en plus rare de rencontrer des gens qui sachent raconter une histoire. […] C’est comme si nous avions été privés d’une faculté qui nous semblait inaliénable, la plus assurée entre toutes : la faculté d’échanger des expériences.

Pour Benjamin, le déclin de plusieurs éléments constitutifs de l’expérience a entraîné sa chute. D’abord, le déferlement d’informations nous rendrait moins attentif, faute de concentration et de mémoire, aux récits qui ont besoin de temps et d’un état de détente, voire d’ennui, pour être transmis et retenus. Ensuite, le mauvais sort que notre société réserve à ses anciens et les préventions hygiénistes qu’elle met en place éloignerait de nous ceux-là même dont l’autorité, autrement appelée la sagesse, est justement à l’origine du récit de l’expérience. Enfin, les nouveaux modes de production dans lesquels le rôle de la main […] est devenu plus modeste nous amputeraient de ce membre indispensable qui, dans le récit, soutient de mille manières, avec l’âme et l’œil, ce que la bouche dit.

Un tel discours serait assommant et nous fermerait l’horizon si Benjamin ne nous mettait en garde : Le phénomène ne date pas d’aujourd’hui. Et rien ne serait plus insensé que de le considérer comme un simple « signe de décadence ». Au contraire, ce mouvement […] a en même temps rendu sensible, dans ce qui ainsi disparaissait, une beauté nouvelle.

Le sujet de ce texte n’est donc pas une déploration, bien au contraire. La force de Benjamin est de livrer, dans son titre même, le contrepoison (modeste et pour maintenant). Par chapitres alternés, il intercale à son discours sur l’expérience les ressources qui pourraient, si nous les mettions en pratique, en détourner un peu la chute. 

Alors, jouons le jeu. Puisque l’architecte est un conteur, remplaçons l’un par l’autre dans les phrases même de Benjamin. 


L’expérience transmise de bouche en bouche est la source à laquelle tous les [architectes] ont puisé. C’est ce que l’on imagine dans la file des ouvriers de la fresque de Sienne : l’expérience passe de bouche en bouche comme les briques de main en main. Benjamin distingue deux types de conteurs : celui qui a vu du pays et celui qui est resté au pays et connaît les histoires et les traditions du cru. Distinguons alors deux types d’ouvriers, aujourd’hui comme à l’époque : l’immigré et l’autochtone. On ne peut saisir le domaine de [l’architecture] si l’on ne tient pas compte de la très intime interpénétration de ces deux types. Et Benjamin de revenir au Moyen-âge de notre fresque où le maître était sédentaire et les compagnons itinérants. Ce qui fait des ateliers d’alors et de nos chantiers d’aujourd’hui des lieux où la connaissance des contrées lointaines, que rapporte celui qui a beaucoup voyagé, s’alli[e] à la connaissance du passé, que recueille plus volontiers le sédentaire.

Mais que transmet-on exactement ? L’intérêt pour les questions pratiques est un trait caractéristique chez beaucoup de conteurs nés. Voilà encore un point qui les relie aux architectes. Le récit présente toujours, ouvertement ou tacitement, un aspect utilitaire […] car le conteur est un homme de bon conseil pour son public. […] Porter conseil, c’est moins répondre à une question que proposer une manière de poursuivre une histoire (en train de se dérouler). Existe-t-il plus belle pratique de l’architecture ? Qu’un lycée puisse être déclaré ouvert avant même d’être construit ; que les habitants proches d’un futur chantier puissent proposer une manière de poursuivre l’histoire du bâtiment à partir de la leur ; que les architectes inventent ainsi leur commande ; que le chantier en cours puisse être ouvert aux hasards et à l’imagination ; et que le bâtiment soit fait mais jamais vraiment fini.

Encore faut-il, pour cela, que tout ne soit pas détruit : le conteur comme l’architecte, l’auditeur comme l’ouvrier ont besoin de la mémoire des lieux, des récits, des gestes et des techniques. 


Pour ne pas me payer de mots, j’ai fait une virée sur celui des projets de La preuve par 7 le plus proche de chez moi. Une halle de marché qu’on m’avait dit fermée depuis longtemps. Passant sous le rideau de métal entrouvert, surpris, voyez cette figure de grenouille, ces mannequins, cet immense pantin qui garde la tête haute. Une dizaine de personnes poncent, collent, peignent, percent, vissent, découpent pour construire les chars qui défileront pour le carnaval. Un atelier sous la verrière. Qu’aimeriez-vous faire de ce lieu ? Ils hésitent, on discute. Et puis, en partant, Stéphane lâche son rabot et court vers moi : J’ai une autre idée, en fait, on pourrait faire des ateliers d’artisans (souffleur de verre, ferronnerie, menuiserie), des ateliers avec chacun son espace, ouverts au public pour transmettre aux jeunes. Connaît-il justement la phrase de Benjamin : l’artisanat, les ateliers d’artisans furent la haute école de l’art de conter ?

D’aucuns trouveront ces projets et ces idées chimériques. Revenons à Sienne, pour conclure. Dans la grande salle du Palazzo Pubblico, ils ont raison : la réalité de 1338 ressemblait malheureusement beaucoup plus à la fresque mauvaise qu’à la bonne. Mais approchez-vous des danseurs, autant qu’il est possible puisqu’ils sont toujours au-dessus de nos têtes. Voyez : leurs costumes sont décolorés et un peu effilés. Mais ils dansent, malgré tout. Et nous, bien sûr, attiré par la paroi au point de vouloir s’y fondre, nous restons au milieu, dans cet immense espace vide qui était alors, politiquement, le lieu commun. Un lieu où s’imaginait la cité selon le mur que l’on préférait regarder. Quelque chose qui ne pouvait être créé que par une accumulation séculaire d’expériences, et non inventé par un individu[5]. C’est aussi une belle pratique de l’architecture.

Hugo Martin



[1] Sur la fresque de Lorenzetti, voir Patrick Boucheron, Conjurer la peur : essai sur la force politique des images, Paris, Le Seuil, 2013.

[2]Walter Benjamin, « San Gimignano » (1929) in Images de pensée, Paris, Bourgois, 2011, p.115.

[3] Les deux définitions proviennent du Littré

[4]Walter Benjamin, « Le conteur » (1936) in Œuvres complètes III, Paris, Gallimard, 2000, p.114-151.

[5]Giorgio Agamben, « Enfance et histoire » in Enfance et histoire. Destruction de l’expérience et origine de l’histoire, Paris, Payot, 1989, p.54.