(2019)
La fonction du critique n'est pas d'apporter sur un plateau d'argent une vérité qui n'existe pas, mais de prolonger le plus loin possible dans l'intelligence et la sensibilité de ceux qui le lisent, le choc de l'oeuvre d'art. André Bazin[1]
A lire L’Illustration du 2 novembre 1929 (à l’époque, le journal français le plus lu dans le monde), on se dit qu’il ne s’est rien passé de notable ce jour-là. Tout juste, pour ceux qu’intéressent les aventures du gotha, les fiançailles de Marie José de Belgique avec le prince héritier d’Italie Humbert de Piémont. Pourtant, quelques pages plus loin, l’historien d’art Louis Gillet relate sa visite au « nouveau musée des antiques de Berlin », le Pergamonmuseum. Face à la reconstitution du Grand autel de Pergame, il évoque un effet inouï, peut-être excessif ; le choc total d’une masse sculptée quiprécipite simultanément, d’un mouvement accéléré, sur le spectateur chancelant, [sa] bourrasque, [sa] tempête de dieux et de Titans. On demeure d’abord étourdi, comme dans le vent d’une avalanche.
Quelques années plus tard, en 2014, Audrey Matt-Aubert visitera aussi ce musée. Quelle impression eut-elle face à l’autel de Pergame ? On ne le sait pas. Ou plutôt on le voit, puisque c’est d’après ce souvenir qu’en 2018, elle peignit ses grandes toiles rassemblées sous le nom de Parciels[2].
Dès le début, face à elles, il s’agit donc d’une affaire de temps. Dans un fragment de son Livre de l’Intranquillité, le poète portugais Fernando Pessoa écrit : Je ne sais ce qu’est le temps. Je ne sais qu’elle est sa vraie mesure, si toutefois il en possède une. Celle des horloges, je sais qu’elle est fausse. Elle divise le temps spatialement, du dehors. Celle des émotions, je sais aussi qu’elle est fausse : elle divise, non pas le temps, mais la sensation du temps. Celle des rêves est erronée : nous y effleurons le temps, tantôt au ralenti, tantôt à toute vitesse, et ce que nous vivons est rapide ou lent selon quelque flux secret dont j’ignore la nature. Il me semble parfois que tout est faux, et que le temps n’est qu’un simple contour, servant de cadre à quelque chose qui lui est étranger.[3] Voilà : le temps est un contour. Donc le temps est un dessin.
Fouilles de l’autel de Pergame, Christian Wiberg
Le premier dessin de cette histoire, pourtant, est bien plus ancien[4]. C’est une série que Christian Wilberg exécute en 1879 pour documenter les fouilles menées par Carl Humann dans ce qui était alors l’Empire ottoman. A quelques kilomètres de la mer Egée, à Pergame, cet ingénieur des ponts et chaussées et archéologue amateur découvre les fragments ensevelis d’un immense autel datant du 2ème siècle avant Jésus-Christ. Le dessin de Wilberg figure bien cette impression d’une Antiquité qui émerge, qui surgit. Des ruines exhumées de terre [et] ressuscitées, comme pouvait l’écrire Gillet dans son article de 1929. Car c’est un véritable puzzle que rassemble Humann : des centaines de pièces ; des dizaines de panneaux, montés ainsi dès l’origine, qu’il va s’agir d’inventorier et, une fois ramenés à Berlin, de réassembler.
Esquisse du grand escalier pour le Pergamonmuseum, Carl Humann
Ce pourrait être le deuxième dessin de cette histoire : l’esquisse de Humann pour la reconstitution du grand escalier menant à l’autel. Une proposition hasardeuse puisque les sources historiques manquent. Beaucoup de fantômes et de fantasmes interviennent dans cette résurrection. D’où l’impression d’un décor de cinéma ou, comme l’écrira un journaliste en 1932 : cette salle semble avoir été aménagée pour une représentation de quelque tragédie par un entrepreneur de ciment armé.
A l’arrivée des pièces à Berlin, il est décidé de construire un nouveau musée sur l’île de la Spree. Un concours architectural est lancé, dont il nous reste aujourd’hui certains des projets proposés. Tout dessin d’architecture est un rêve. Aucun, sauf peut-être celui chronologiquement le plus proche de la construction, n’est fidèle à la réalité. C’est d’ailleurs leur principal intérêt : montrer ce qui aurait pu être (un rêve dans le passé). Et si, malgré tout, le dessin est conforme, et parce qu’il ne peut rendre avec autant de justesse le point de vue qui sera le nôtre sur le monument, le rendu de ses matériaux ou la sensation de son espace interne, alors, au moment même où il est exécuté, demeure en lui une puissance de rêve : montrer ce qui sera (un rêve dans le futur). De tous les projets reçus pour le musée de Berlin, le plus fantaisiste est sans doute celui de Theophil Hansen (le troisième dessin de cette histoire, une aquarelle et crayon sur papier de 1884). L’architecte avait prévu d’installer l’autel de Pergame sur le toit du musée. Le tuyau de cheminée sortait au centre du monument. Une fumée s’échappait ainsi de l’autel, comme si des sacrifices y avaient encore lieu, rendant visible le fantasme d’une Antiquité toujours vivante. Un projet plus sobre, de Fritz Wolf, est finalement retenu et construit à la fin des années 1890. Mais dix ans plus tard, il est détruit parce qu’inadapté à l’exposition des nouvelles trouvailles archéologiques notamment venues de Babylone et de Milet. Un deuxième musée est donc conçu qui ouvrira au public en 1930.
Projet pour le Pergamonmuseum, Theophil Hansen
Avec toute cette histoire, consciente ou inconsciente, quand Audrey est devant sa toile, celle-ci n’est blanche qu’en apparence. C’est déjà un palimpseste qu’il s’agit de débrouiller. Toute chose dont Georges Braque avait déjà eu l’intuition : Quand je commence, disait-il, il me semble que mon tableau est de l'autre côté, seulement couvert de poussière blanche, la toile. Il me suffit d'épousseter. J'ai une petite brosse à dégager le bleu, une autre, le vert ou le jaune : mes pinceaux. Lorsque tout est nettoyé, le tableau est fini.[5] Dans son livre sur Francis Bacon, Logique de la sensation, qui nous accompagnera pour ce texte, le philosophe Gilles Deleuze raffine cette perception : Ce serait une erreur de croire que le peintre travaille sur une surface blanche et vierge. La surface est déjà toute entière investie virtuellement par toutes sortes de clichés avec lesquels il faudra rompre.[6]Ce qui, chez Braque, semble une opération ménagère, nonchalante, presque joyeuse (Il suffit d’épousseter), devient, chez Deleuze, un danger, une lutte, un dépassement : Il y a un premier figuratif, prépictural : il est sur le tableau, et dans la tête du peintre, dans ce que le peintre veut faire, avant que le peintre commence, clichés et probabilités. Et ce premier figuratif, on ne peut pas l’éliminer complètement : on en conserve toujours quelque chose. Mais il y a un second figuratif : celui que le peintre obtient […].[7]
Pour bien saisir le travail d’Audrey Matt-Aubert devant sa toile, il faudra caractériser ce combat qui mène du premier au second figuratif. On en perçoit la nature tragique quand Deleuze transpose cette expérience dans le domaine de l’écriture. Ce thème, et qui est ruineux en littérature, c’est le thème selon lequel l’écrivain se trouve devant une page blanche. […] Je dis, c’est d’une stupidité insondable, puisque si quelqu’un se met devant une page blanche, il ne risque pas de la remplir, c’est forcé, et bien plus, ça s’accompagne d’une telle conception de l’écriture et tellement stupide que, vous comprenez, c‘est juste le contraire. […] A savoir, il y a déjà plein de choses, je dirais plus, il y a beaucoup trop de choses sur la page, il n’y a pas de page blanche. Il y a une page blanche objectivement, c’est-à-dire d’une fausse objectivité pour le tiers qui regarde, sinon votre page à vous, mais elle est encombrée, elle est complètement encombrée et c’est bien ça arriver à écrire. C’est que la page est tellement encombrée qu’il n’y a même plus de place pour y ajouter quoique ce soit.[8]
Le quatrième dessin de cette chronologie serait celui de l’autel de Pergame qu’Audrey fit de mémoire après sa visite à Berlin. Mais nous en resterons au conditionnel : avant de commencer à peindre, elle l’a retrouvé et il l’a déçu et elle l’a déchiré (ou bien il s’est perdu). Comment, dès lors, analyser un travail de peinture si fortement dépendant du rêve (celui d’un archéologue de reconstituer une parcelle d’Antiquité ; celui d’architectes plus ou moins débridés de construire un gigantesque musée pour l’accueillir…) ? Pour en cerner la logique, rapprochons-nous de Sigmund Freud et, plus précisément, du sixième chapitre de son Interprétation du rêve de 1900 intitulé Le travail du rêve. Car, en effet, pour parvenir à cette image saisissante de l’autel de Pergame épuré sur fond jaune, tel qu’on le voit sur la toile d’Audrey, il semble que toute son histoire et toutes ses influences ont subi le même travail que Freud décrit entre les pensées de rêve et le rêve lui-même.
Mains d’Audrey sur une reproduction
de son Autel de Pergame © Hugo Martin
Une incise avant cela : en lisant le texte de Freud, nous avons été frappés de l’analogie entre le travail de l’analyste vis-à-vis du rêve et celui du critique ou de l’historien de l’art vis-à-vis de l’œuvre. Freud lui-même compare le rêve à la peinture qui partageraient une même limitation : n’ayant l’un comme l’autre pas moyen de se servir de la parole (à la différence de la poésie), et depuis que la peinture a abandonné sa compensation qui consistait, sur les tableaux anciens, [à faire] sortir de la bouche des personnages peintes des banderoles qui fournissaient, sous forme d’écrit, les paroles que le peintre désespérait de présenter en image, depuis ce temps-là donc, c’est à l’interprétation [du rêve] qu’est laissé le soin de rétablir la cohésion que le travail de rêve a anéantie.[9] Le travail de l’historien, comme celui de l’analyste, peut faire soudain émerger des fragments omis[10]. Il est jugé à sa façon de privilégier et de choisir des pensées dans un matériel déjà formé[11]. Au cours du raisonnement critique comme dans celui de l’analyse, on tombe [parfois] brusquement sur une pensée qui […] est indispensable pour l’interprétation et qui n’était pourtant pas accessible autrement qu’à travers cette chaîne de pensées[12]. Il serait même, par amplification, dans la nature du critique comme dans celle de l’élaboration secondaire du rêvede mettre de l’ordre dans un tel matériel, d’y établir des relations, de le soumettre à la cohérence intelligible à laquelle on s’attend.[13]
Avec, bien souvent, une question : tout ce que le critique écrit est-il vraiment dans le tableau ou dans l’esprit du peintre ? Freud s’interroge : Devant la surabondance des idées incidentes que l’analyse apporte à propos de chacun des éléments du contenu de rêve, un doute principiel s’éveillera chez plus d’un lecteur : […] peut-on supposer que toutes ces pensées ont déjà été actives pendant l’état de sommeil et ont coopéré à la formation du rêve ? Ou bien ne serait-il pas plutôt vrai que pendant que se déroule l’analyse apparaissent de nouvelles liaisons de pensées qui n’avaient pas participé à la formation du rêve ? Je ne puis souscrire à ce doute qu’avec réserve, répond Freud. Que telle ou telle liaison de pensée n’apparaisse que pendant l’analyse, cela est certes exact ; mais on peut chaque fois se convaincre que ces liaisons nouvelles s’établissent seulement entre des pensées qui sont déjà reliées d’une autre façon dans les pensées de rêve. Et de conclure : les liaisons nouvelles sont en quelque sorte des circuits marginaux, des courts-circuits, rendus possibles par l’existence de voies de liaison différentes et situées plus en profondeur. Existe-t-il plus belle définition de la critique et de l’histoire de l’art ? Dans l’exercice de la pensée ou de la conversation (et les deux furent évidemment nécessaires pour écrire ce texte) de nouvelles liaisons se forment entre des idées sans doute préexistantes. Une référence se frotte à une idée pour en faire naître une autre et dévier ainsi le chemin de la pensée. Les conversations avec Audrey ont ce goût-là. Une certaine forme de maïeutique. Car, à tout prendre, il s’agit moins pour le critique de mettre de l’ordre dans une œuvre que de créer des courts-circuits. Que ces liaisons nouvelles et différentes empruntent des circuits marginaux est la plus belle des professions de foi pour l’historien de l’art.
Nous sommes donc face à une grande toile d’un mètre quatre-vingt par un mètre cinquante intitulée Autel de Pergame. Le monument blanc est figuré légèrement de biais devant un fond jaune crénelé de nuages aux reflets noirs. En fait, il s’agit d’une partie du monument : l’aile droite de l’autel placée sur son estrade. Mais sur la toile, il n’y a plus de grand escalier, donc pas d’estrade. L’autel est placé sur un socle, tel une sculpture.
Le rêve est concis, pauvre et laconique, comparé à l’ampleur et à la richesse des pensées de rêve. C’est par cette phrase que Freud introduit le premier travail de rêve : le travail de condensation. N’avons-nous pas bien souvent la sensation d’avoir rêvé beaucoup de choses pendant toute la nuit et d’en avoir ensuite oublié de nouveau la plus grande partie ?[14]La toile d’Audrey figure cette déperdition : un Autel de Pergame incomplet, sans escalier, sans frise, sans contexte, concis et laconique, comme le dirait Freud, chez qui, très souvent, le mot œuvrepourrait remplacer celui de rêve.
La condensation consiste par exemple à se fabriquer une personne qui combinerait les traits de deux ou plusieurs personnes. Une opération de surimpression si bien que les traits communs ressortent avec plus de force et que les traits discordants s’effacent mutuellement et perdent leur netteté dans l’image[15]. Une opération de rassemblement comme le peintre qui regroupe dans le tableau d’une Ecole d’Athènes ou du Parnasse tous les philosophes ou poètes qui ne se sont jamais trouvés ensemble sous un portique ou au sommet d’une montagne, mais qui forment bien une communauté quand on les considère en pensée[16]. Et Freud d’écrire quelques pages plus loin : Les lieux sont souvent traités comme des personnes[17]. Surimpression et rassemblement, donc. Comme si le tableau condensait tous les temples grecs, il n’en garde que leurs traits communs (la colonnade et l’entablement) tandis que les traits discordants (le détail des chapiteaux, des colonnes et de la frise) s’effacent ou perdent de leur netteté.
Audrey dessinant © Hugo Martin
Que reste-il donc sur la toile entre le premier figuratif (l’ensemble des clichés, probabilités, rêves, légendes, souvenirs de ce monument – et ils sont, nous l’avons vu, pléthores) et le second figuratif (celui que le peintre obtient) ? Sans doute ce que Deleuze appelle la sensation. La sensation n’est pas abstraite, elle s’inscrit dans un corps, fût-ce, note Deleuze, dans le corps d’une pomme. La couleur est dans le corps, la sensation est dans le corps […] non pas en tant qu’il est représenté comme objet, mais en tant qu’il est vécu comme éprouvant telle sensation[18]. La sensation dépasse la figuration. Le temple d’Audrey n’est nullement mimétique. Il lui manque tout un tas de détails. Si d’ailleurs elle a choisi l’architecture, c’est pour ouvrir une brèche dans cette vieille opposition entre figuration et abstraction. La représentation de l’architecture (et la chose est frappante dans sa toile de la Porte du marché de Milet) est toujours en tension entre un versant géométrique et un versant sensible. L’architecture permet à Audrey de retrouver cette illusion de la profondeur tout en la contrariant (le point de fuite est hors du cadre) ; de creuser la profondeur (plutôt que le noir, qui absorbe la lumière et aplatit la toile, elle utilise du gris de Payne mélangé à une autre couleur dominante[19]) mais sur un fond de couleurs irréel qui redevient une surface. Bref, de créer une tension, une dialectique entre la figuration perspective et le all-over abstrait. La sensation c’est ce qui se transmet directement en évitant le détour ou l’ennui d’une histoire à raconter[20]. Audrey le répète souvent : elle déteste l’anecdote qui, sans se confondre avec lui, est souvent un risque de cliché. Et chaque fois que sur sa toile quelque chose apparaît, dans le dessin d’une sculpture ou dans le détail d’une frise, qui risquerait, par le figuratif et l’anecdote, de distraire de la peinture et de la composition, elle revient dessus. De telle sorte qu’à la fin il ne reste plus que le rythme, la coexistence de tous les mouvements dans le tableau[21], notamment dans ce renvoi de touches de couleur entre le fond et la forme qui (Audrey utilise souvent cette belle expression) fait circuler le regard. Si bien, conclurait Deleuze, qu’il n’y a pas des sensations de différents ordres, mais différents ordres d’une seule et même sensation[22].
Le travail de condensation répond à la première question que l’on se pose face aux tableaux d’Audrey : qu’est-ce que c’est ? Une architecture ; un souvenir, un rêve, une sensation d’architecture. Mais très vite, une deuxième question affleure : où se situe cette architecture ? Devant un fond jaune tâché de blanc aux reflets noirs. Devant un fond bleu brossé de blanc aux touches rouges. Bref, dans un espace indistinct, que l’assimilation un peu rapide du bleu avec le ciel et du blanc avec les nuages n’aide pas vraiment à caractériser. Car on ne peut pas dire non plus que le monument lévite ; il semble, malgré tout, fermement posé. Disons alors simplement qu’il est hors contexte (ce qui est plutôt ironique pour un monument qui, s’il avait été représenté dans sa salle du musée de Berlin, l’aurait été tout autant ; le propre du musée étant précisément de priver les œuvres qu’il expose de leur contexte(s) originel(s)). Cette opération de translocation qui vit l’autel de Pergame transporté des sables ottomans au musée de Berlin est donc renouvelée, sur la toile, par un travail de déplacement.
Des ruines représentées hors de leur contexte, avec le décadrage que cela implique toujours, la chose n’est pas nouvelle. De l’italien Giovanni Paolo Pannini qui, au 18ème siècle, fit, l’un des premiers, le choix de prendre les ruines pour elles-mêmes et, par un changement d’échelle, de les extraire de leur environnement naturel […] pour devenir des entités autonomes[23] aux fausses ruines construites à la même époque en plein jardin anglais ou français qui,en dissociant imaginaire et référence historique [leur] confère un statut d’objet conceptuel[24] ; des ruines métaphysiques de Chirico dans des décors également incertains aux recompositions surréalistes de Max Ernst en passant, plus près de nous, par les tableaux de ruines d’Anselm Kiefer, le travail d’Audrey répond, comme eux, à une opération de déplacement, tel que la décrit Freud dans un de ses rêves de Rome : le lieu où je me trouve s’appelle Rome ; je m’étonne pourtant de la quantité d’affiches allemandes au coin d’une rue[25]. Mais alors, que provoque ce prélèvement d’un objet hors de son contexte habituel?
Lorsque Jean Genet écrit précisément sur la capacité qu’a son ami Alberto Giacometti d’isoler un objet et de faire affluer en lui ses propres, ses seules significations, il induit d’abord une conséquence en matière de temps : de sorte qu’il ne devient pas une sorte de présent éternel mais plutôt une course vertigineuse et ininterrompue d’un passé vers un futur, une oscillation d’un extrême à l’autre, empêchant le repos[26]. De même, les images d’Audrey oscillent, nous l’avons vu, entre différentes époques et survivances. Leur isolement rend le travail de condensation encore plus visible. Ces architectures en tant qu’images sont, pour reprendre l’expression de Walter Benjamin, des vérités chargées de temps à exploser.
Mais Genet pointe une seconde conséquence de la décontextualisation des objets chez Giacometti, cette fois-ci en matière d’espace : C’est donc la solitude de l’objet représenté qui nous est restituée, et nous, qui regardons, pour la percevoir et être touchés par elle, devons avoir une expérience de l’espace non de sa continuité, mais discontinuité. L’autel de Pergame représenté au milieu de la ville antique ou dans sa salle de musée aurait été un espace fini. Mais une architecture isolée devant un fond incertain créé, à l’inverse, un espace discontinu. Et Genet de conclure que chaque objet créé son espace infini. Voilà ce qui semblerait caractériser les tableaux d’Audrey.
Pourtant, là encore, rien n’est
moins sûr. Genet peut bien parler d’un espace infini à propos de sculptures
autour desquelles il est possible de tourner. Mais ici nous parlons de tableaux
cloués à un mur, c’est-à-dire de cadres. Or un cadre est objectivement un
espace limité. Le processus de décontextualisation déplace un objet devant un
autre fond. Il en résulte donc une nouvelle dynamique, un nouveau rapport entre
la forme et le fond. Lorsqu’ils
n’arrivent pas à communiquer, comme si la singularité de [l’objet] se détachait sur une aire plate uniforme,
indifférente, abstraite[27], on
peut dire que le déplacement est raté. Lorsqu’en revanche, ils parviennent à
communiquer, c’est parfois le fond qui aspire l’objet du premier plan ou ce
dernier qui semble, au contraire, expulsé de l’arrière. Dans les tableaux
d’Audrey, il s’agirait plutôt d’un espace
tournant[28] : le fond semble
s’enrouler autour du monument qui, à certains endroits, déborde un peu sur lui.
Dans le tableau de Pergame, le noir et le jaune du fond infiltrent l’entablement
de l’autel tandis qu’au pied du socle, l’alternance de bandes donne
l’impression que le blanc du monument coule à intervalles réguliers sur le fond
jaune. Sur la porte d’Ishtar, certains animaux et certains arcs noirs sont
jaunis comme par contamination de l’arrière-plan. En certains endroits limite,
le contour est mis en danger.
Le contour. Pessoa en parlait
déjà en concluant que le temps n’est
qu’un simple contour. Le contour, comme une peau, est ce qui sépare et unit à la fois la forme et le fond[…] comme leur limite commune[29].
Mais de même que la peau n’est pas une membrane imperméable (l’intérieur y
exsude, l’extérieur y pénètre), le contour, chez Audrey, est parcouru par un double échange[30]. C’est
vrai, on l’a vu, lorsque le blanc de l’autel transpire sur le fond jaune ou
lorsque celui-ci déborde par endroits sur le monument. Mais c’est aussi vrai lorsque,
sur la porte du marché de Milet, la couleur-contour rouge est tâchée du même
noir et du même bleu ciel que le fond. Apparaît alors une bande purement
picturale, comme un morceau de palette, une touche de composition qui, par écho
avec l’arrière-plan, fait circuler le regard tout en brouillant l’espace. Ici
le contour unit la forme et le fond plus qu’il ne les sépare. De loin, et c’est
particulièrement vrai du blanc, il semble que les arcs de la porte se
prolongent comme une traînée dans le fond ou, à l’intérieur même du monument, que
la façade entame, ici ou là, un morceau d’arc ou de corniche. Audrey compare ce
travail à une partie d’échecs où le coup joué au fond renvoie au coup joué sur
le devant du tableau.
Détails de La porte du marché de Milet
© Adrien Thibault
Pourtant, ce n’est pas la même
peinture : celle de la façade est relativement lisse et, tout en marquant
le dégradé des ombres, d’un ton assez homogène. En revanche, dès qu’il est
question de ces traînées et de ces empiètements, la couleur est empâtée ou
posée à la brosse. Il s’agit là d’un moment de pure peinture, comme le qualifie
Audrey, un moment jubilatoire qui oublie la rigueur du dessin. De là, parfois,
comme dans le rêve, ces différences de
netteté, qui ne vont jamais, et pour cause, jusqu’à un flou irritant que l’on dit caractéristique du rêve parce
qu’à vrai dire il n’est pleinement comparable avec aucun des degrés d’absence
de netteté qu’il nous arrive de percevoir dans les objets de la réalité[31].
Mais il existe un lieu qui
matérialise ce flou en même temps que le chaos dont parle Deleuze au moment de
peindre, lorsque l’artiste doit surmonter les clichés et désencombrer sa toile :
le repentir. La première fois que je me suis rapproché de L’autel de Pergame, j’ai été saisi par ce qui ne se voit plus :
un détail de la frise. Fidèle à son modèle, Audrey a d’abord voulu peindre au
contour noir la frise du monument ; mais elle s’est ressaisit. Par peur de l’anecdote,
encore, elle a repeint en blanc par-dessus pour effacer ce qui n’apparaissait
plus comme nécessaire à la surface et qui l’aurait même inutilement creusé.
Mais Audrey aurait très bien pu rendre invisible ce repentir, ou presque, en
repeignant de la même manière lisse que le reste de cet espace. Au contraire,
parce que peindre, dit-elle, engage, il
lui a fallut accepter ce qu’elle avait fait et aller jusqu’au bout,
c’est-à-dire montrer cet effacement. Le repentir devient alors presque un
reproche du risque qu’elle a pris en voulant peindre de manière plus détaillée et
plus exhaustive le monument qui lui sert de modèle. Il lui semble dire sur la toile :Tu m’as effacé.
Audrey s’était lancée dans une
visée figurative avec laquelle ce morceau de peinture blanche rompt
brutalement. D’un coup, elle a nettoyé sa toile. Nettoyer la toile pour empêcher les clichés de prendre[32]. Ailleurs, dans l’intervalle entre les
colonnes du monument, elle aura brossé, balayé la première couche grise pour
parvenir à cet espace intérieur saisissant qui semble répondre à la verticalité
des colonnes. Le geste s’imprime sur la toile en une cascade blanche prise entre
ses vapeurs et ses éclaboussures. En quoi consiste cet acte de peindre ?
Deleuze s’est posé la même question à propos de Bacon dont il reprenait les
explications : nettoyer, balayer ou
chiffonner des endroits ou des zones (taches-couleurs) ; jeter de la
peinture, sous des angles et à des vitesses variées. Or cet acte, ou ces actes
supposent qu’il y ait déjà sur la toile (comme dans la tête du peintre) des
données figuratives, plus ou moins virtuelles, plus ou moins actuelles. Ce sont
précisément ces données qui seront démarquées, ou bien nettoyées, balayées,
chiffonnées, ou bien recouvertes, par l’acte de peindre. […] Par exemple la tête : on nettoie une
partie avec une brosse, un balai, une éponge ou un chiffon. […] C’est comme une catastrophe survenue sur la
toile[33]. Ailleurs encore, en haut du monument, les deux statues dessinées
au fusain et à la peinture grise ont elles aussi été effacées par un
empattement blanc : il en reste, et c’est merveilleux, le dessin des plis
encore plus vibrant.
Autel de Pergame (détail) Thermes de Stabies (Pompéi)
© Adrien Thibault © Hugo Martin
Car c’est bien le paradoxe des
repentirs d’Audrey : ce qui est effacé en devient encore plus visible. Cette
agitation autour du calme, cette zone
frénétique[34] qui consiste uniquement en taches et traits insubordonnées et rompt en catastrophe avec l’espace et la
figuration initiale, Deleuze disait que quelque chose devait en sortir à vue. On part d’une forme figurative, [un
geste manuel] intervient pour la
brouiller, et il doit en sortir une forme d’une toute autre nature[35]. Chez
Audrey, il en sort une forme inattendue : une empreinte. Face à elle, j’ai
repensé à ma visite des thermes de Stabies à Pompéi où tout ce qui reste hurle
ce qui manque. Parce qu'elles étaient en stuc et
en bas relief, davantage en épaisseur hors du mur que les ornementations qui
les entourent, les figures humaines y ont été plus facilement arrachées par le
temps. Aujourd'hui il n'en reste que le négatif, les marques, la silhouette,
une coloration un peu différente du mur sans crépis. Mais c'est elles que l'on
voit le mieux. Pas d'inquiétude. Pompéi rassure. Même ce qui a été enlevé y est
encore plus vivant. Pourquoi alors est-ce inattendu chez
Audrey ? Parce qu’une empreinte est le plus souvent une marque en creux, la forme
laissée par quelque chose ou quelqu’un qui aura appuyé sur une matière et aura
donc laissé sa trace par soustraction. Or, ici, Audrey obtient une empreinte en
ajoutant de la peinture. Certes, elle enlève une figure mais le résultat est
bien un empattement, c’est-à-dire un surplus de matière qui fait saillie et se
décalque de la surface. Elle obtient donc, par un procédé inverse, le même contour
d’une forme perdue qu’à Pompéi.
Il n’y a pas de peintre qui ne fasse cette expérience […] où il ne voit plus rien et risque de
s’abîmer[36] dit encore Deleuze. Car il y a deux manières en effet dont le
tableau peut échouer, une fois visuellement, et une fois manuellement : on
peut rester empêtré dans les données figuratives et l’organisation optique de
la représentation ; mais on peut aussi rater [la touche, le repentir],le gâcher, le surcharger tellement qu’on
le rend inopératoire[37]. Audrey aura évité les deux écueils. Elle
aura réfuté une trop grande figuration (quitte à transformer une architecture
antique comme la porte du marché de Milet en architecture minimaliste) mais par
un recours seulement ponctuel, localisé, sans doute involontaire, et donc très
puissant, au repentir et à la touche. Elle est parvenue, dans ces détails, à faire sens sans faire histoire[38]. Et
dans le souvenir des empreintes de Pompéi qu’ils déclenchent, elle aura même
réussi à figurer l’infigurable, la survivance immatérielle, par débordement de
matière.
Le repentir se rapproche
peut-être pour la peinture de ces fissures
et lézardes[39] dont Freud parle dans les rêves. Car il est amusant de constater
que ce qui m’a très vite attiré dans ce tableau de L’autel de Pergame n’est pas, au premier abord, le plus visible
mais se révèle le plus puissant. Tout comme, dans le travail de rêve, Freud
note le déplacement d’intensité psychique : certains éléments ayant une
haute valeur se retrouvent dépouillés tandis que d’autres ayant une valeur
moindre sont surdéterminés. Ce qui intéresse le spectateur face à ces monuments
antiques est sans doute d’abord leur frise et leurs sculptures. Or, pour
Audrey, le plus important est davantage leur structure (ce que montre, là
encore, le minimalisme de la porte du marché de Milet, ou bien cette Porte d’Athéna dont le dépouillement est
redoublé par l’usage de la seule couleur bleue qui rend plus intense encore,
plus substantifique, tout le travail longuement décrit de la touche, de la
brosse et des renvois entre le fond et la forme). En somme, les éléments d’un
rêve ou d’un tableau qui se voient le plus sûrement ne sont pas toujours les plus
significatifs.
Autel de Pergame (détails)
© Adrien Thibault
Le repentir est, en tout cas, une
des marques les plus vivaces de ce troisième travail de rêve qu’est la
figurabilité (ou la présentabilité, selon les traductions) : procédé par
lequel les pensées de rêve deviennent des images visuelles. Ce par quoi,[40] le rêve perd son apparence d’absurdité et
d’incohérence et se rapproche du modèle d’une expérience vécue compréhensible[41]. A plusieurs reprises, Freud donne des
exemples de la manière dont les pensées de rêve agencent ce que le narrateur
voudrait dire et ces citations semblent avoir un vif écho avec l’acte du
repentir en peinture. Par exemple, quand le
narrateur voudrait recourir au « ou bien… ou bien » lorsqu’il
reproduit le rêve : « c’était ou bien un jardin ou bien une salle de
séjour, etc. », ce qui survient dans les pensées du rêve n’est pas une
sorte d’alternative, mais un « et », un simple alignement[42]. Les repentirs d’Audrey ne sont-ils
pas, eux aussi, la trace, dans la profondeur d’un même espace de peinture, d’une
alternative : ou bien le figuratif ou bien son effacement ? N’ayant pu
trancher, ils deviennent des images dialectiques.
Freud donne un autre exemple en
notant que l’opposition, la notion de « à l’inverse », n’est pas non
plus directement figurable en rêve. [La contradiction] manifeste sa présence dans le matériel du fait qu’une partie du
contenu du rêve déjà formé est inversée[43]. Comme lorsque quelqu’un dit, coup sur
coup, une chose et son contraire. Le repentir manifeste ce « à
l’inverse ». Audrey a voulu figurer la frise de l’autel de Pergame avant
de s’y opposer. Le contraire de la figuration est son effacement, mais rendu
sur sa toile plus visible encore. Le repentir est alors un dépassement de cette
renonciation.
Enfin, autre exemple de
contradiction, lorsque le rêveur veut faire quelque chose mais qu’il en est
empêché : on veut marcher et on ne
bouge pas de sa place ; le train va se mettre en mouvement et on ne peut
l’attraper ; on lève la main pour se venger d’une offense et elle s’y
refuse, etc.[44]. Une proposition un peu risquée serait de transposer cela
dans l’acte de peindre. Audrey a voulu peindre la frise de l’autel mais, d’une
manière ou d’une autre, son intention a été inhibée. Or, le fait que le mouvement ne parvienne pas à se produire […] est exprimé par la sensation de l’inhibition
du mouvement avec plus de force qu’une volonté à laquelle s’oppose une
contre-volonté[45]. En somme, la contre-volonté,
c’est-à-dire effacer, aurait très bien pu s’exprimer de manière moins visible
si Audrey avait repeint le détail de la frise de manière lisse. Mais le
repentir est peut-être moins une contre-volonté qu’un aveu d’échec (un coup
manqué dans cette partie de jeu dont Audrey parlait tout à l’heure). Elle a
voulu essayer, risquer quelque chose et cela n’a pas tenu. Alors, plutôt que de
contrer cet échec, elle l’accepte et va jusqu’au bout : elle ajoute de la
matière ; le repentir accuse l’inhibition de la figuration.
Revenons à Berlin, pour conclure.
Quelle impression Audrey eut-elle en découvrant l’autel de Pergame ? Nous n’en
savons toujours rien, mais nous pouvons maintenant mieux l’imaginer. Quelques
années avant elle, le grand historien de l’art suisse Jacob Burckhardt, face à
la même découverte, écrivit que tout cela
met l’histoire de l’art sens dessus dessous. Au fond, peu importe que
Burckhardt ne découvre, en 1880, que des fragments de la frise exposés dans la
rotonde de l’Altes Museum : elle n’est pas encore reconstituée ; l’autel n’est
pas encore reconstruit et le premier Pergamonmuseum n’existe même pas encore à
l’état de projet. Mais par cette simple expression, mettre l’histoire de l’art sens dessus dessous, il traduit bien le
choc et le chaos qu’ont pu ressentir les visiteurs. Et cela d’autant mieux
qu’il y a plusieurs manières de l’entendre, si l’on comprend le mot sens en termes d’orientation (nous
serions alors du côté du déplacement : un temple incomplet sur un fond
incertain) ou bien en termes de signification (nous serions alors du côté du
palimpseste : un temple qui, dans son dessin comme dans sa touche, condense
tous les autres et joue, à certains endroits, avec la figuration). Burckhardt
n’a évidemment jamais vu les tableaux d’Audrey mais ils rendent avec justesse
le renversement, le court-circuit, le risque et les survivances de ces
monuments dont l’historien d’art pressentait déjà la puissance.
Hugo Martin
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