Je me souviens d'un petit jeu auquel l'écrivain Alfred Döblin se soumit: on lui tend plusieurs portraits de peintres célèbres - détail qu'on lui cache. Tour à tour, il y voit plutôt un activiste politique, un enfant gâté, un vieil employé des impôts usé par l'ennui, un bagnard, un avocat aigri, faible et colérique. Il conclut : Ces hommes ressemblent bien à ce que j'ai décrit, mais ils ne le sont pas. La nature ne se sent pas obligée de faire d'un visage une enseigne. De la physionomie, elle fait plutôt un cache. Alors ?

L’une des étymologies de faciès est spectacle et nous savons que la vie est un vaste théâtre où chacun joue son rôle. Cette métaphore sera reprise en 1959 par le sociologue américain Erving Goffman pour expliquer les rapports sociaux. Lors d'un dîner par exemple, la salle à manger devient la scène dont le maître de maison fait un décor et où chacun joue son rôle prescrit, tandis que la cuisine devient la coulisse où les invités n'entrent pas et où les hôtes peuvent se relâcher.  

J’ai donc voulu tenter de fixer l’intériorité de ceux qui font profession de jouer d'autres rôles que le leur : des comédiens. Essayer de capter, comme une métaphore de notre condition, l'instant où, avant d'entrer sur scène, le comédien est encore "lui-même" sous les traits de son personnage. Mais l'idée s'est vite révélée impossible.

Alors le projet s'est plutôt élargi à une exploration des coulisses (cet espace entre la vie quotidienne et la scène : la cuisine de Goffman) et de ces apartés où les comédiens sont subrepticement "eux-mêmes" dans la préparation de leur autre rôle. Comme ils l'auraient été juste avant d'entrer sur scène. Croit-on. 

Le théâtre contemporain a cependant une particularité : il n'y a presque plus de lever de rideau, et lorsque les spectateurs entrent dans la salle, les comédiens sont souvent déjà sur scène. La séparation entre la scène et les coulisses avant le spectacle n'a donc jamais été aussi poreuse. Les comédiens jouent parfois encore leur rôle dans le décor même du spectacle.

Traquer ces apartés dont je parlais est donc encore plus délicat : ces images ne doivent pas ressembler à des photos de répétition ou aux captures du spectacle lui-même, ni céder à l'esthétisme d'un maquillage, d'une lumière ou d'un décor. Pouvoir prendre jusqu'à six photographies par seconde permet justement de fixer ces lapsus du visage et du corps, quand le personnage n'est pas encore complètement entré dans la peau du comédien.


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