1.   Certains, pour comprendre une ville étrangère, font la tournée des bars ou des boîtes. Je fais celle des églises. C'est une autre musique et c'est une autre ivresse.



2.   Le 23 novembre 1980, la terre trembla en Campanie. L’épicentre se trouvait à une centaine de kilomètres de Naples. Il y eut 2735 morts. C’est de cette date que nombre d’églises de la grande ville furent délabrées, fermées, et, depuis, laissées à l’abandon. Sur les deux-cents que compterait Naples, seules soixante-neuf sont aujourd’hui encore actives. Et dans beaucoup d’autres, une simple messe annuelle est officiée pour que l’église reste consacrée. Naples n’est pas un cas solitaire. Mais par sa singularité et par l’ampleur de cet abandon, le phénomène y est exemplaire et métaphorique de tous les autres.


3.   Dans l’imaginaire collectif occidental et dans l’art depuis la Renaissance, la ruine convoque de nombreuses significations : répertoire architectural ; témoin d’une grandeur passée ; allégorie d’un monde en perpétuelle métamorphose ; caractérisation d’un paysage chez Le Lorrain ; purs volumes géométriques chez Poussin ; projection anthropomorphe pour Chateaubriand ; métaphore de l’indigence des pauvres qui vivent autour d’elles dans les bamboches caravagesques ; caprices d’architecture détruite pour ces deux peintres lorrains justement installés à Naples dans les années 1590 sous le pseudonyme commun de Monsu Desiderio ; aspect fragmentaire qui symbolise tout à la fois l’absence et la nature du monde contemporain ; nœud sublime de deux énergies contraires, la construction ascendante et l’érosion descendante, pour le philosophe allemand Georg Simmel ; désastres de la guerre moderne…

La variété des églises abandonnées de Naples évoque bien évidemment tous ces caractères, en même temps qu’elle les actualise : sécularisation de la population, chômage et pauvreté endémiques, abandon du patrimoine par suite de la crise économique et des politiques d’austérité, par désintérêt des édiles et de la population…


Mais j’ai finalement peu vu de ces connotations dans les églises abandonnées de Naples. Comme les meilleurs voyages, je n’y ai pas trouvé ce que j’attendais, mais autre chose que je n’imaginais pas. Car la singularité de Naples, au milieu de toutes les autres villes européennes où j’ai pu séjourner (y compris en Russie), et qui nimbe ces images, c’est son lien avec les morts, et donc avec les profondeurs. Car d'où qu'on la prenne, Naples est une ville où on s'enfonce. Venise et Florence sont des villes plates. A Rome, on glisse toujours pour remonter bien vite dans ces rues à la perspective vertigineuse. Mais à Naples, je descends le matin et je remonte le soir. Entre les deux je n'aurais presque fait que descendre. Naples fait sentir son sursis à celui qui y plonge. Les morts n’y sont jamais bien profonds. Non seulement tout un quartier, la Sanita, le plus pauvre, a été construit sur les anciennes catacombes de la ville. Mais des églises offrent dans leurs cryptes de vrais repères de cranes. Certains en bronze sont visibles dans les rues. Et le nom même de plusieurs d'entre elles évoquent le purgatoire, zone indistincte entre l'Enfer et le Paradis, lieu de déséquilibre.

Le fait amusant est que la communication entre la terre et sous la terre, entre les vivants et les morts, est à double sens. Dans la crypte d'une église abandonnée, il y a un crâne dont on dirait qu'il a encore ses oreilles. A un journaliste qui s'en étonna auprès des gens du quartier ils lui répondirent bien sûr, qu'ils savaient, que le crâne écoutait tout ce que ses voisins disaient et le rapportait aux vivants du dessus. A l'inverse, descendant dans l'hypogée, l'église inférieure des Âmes du Purgatoire de Santa Maria, au milieu des crânes soigneusement déposés dans leur niche, décorés, vénérés, le plus surprenant est d'entendre, par les sombres soupiraux à peine visibles au sommet des murs, le capharnaüm de la rue, les vieux qui parlent et les enfants qui jouent. On descend dans le centre comme vers le noyau de la Terre. Et c'est cette odeur de mort pas encore crevé, cette écume morbide qui remonte des cryptes, ce flux incessant sur quoi l'on glisse, qui fait qu'on y retourne, qu'on y revient et qui ne laisse rien en repos.



4.   Je ne m’attendais pas à lire, dans le texte aigu et ferme d’Edouard Levé sur le suicide d’un de ses amis, des phrases sur les ruines qui confirmeraient, a posteriori, mon projet photographique. Une ruine est un objet esthétique accidentel. L’embellissement, certain, n’est pas choisi. On ne fabrique pas une ruine, on ne l’entretient pas. La ruine tend vers le bas et le tas. Le plus beau est ce qui reste dressé malgré l’affaissement. C’est parce qu’à l’inverse des ruines incessamment photographiées, celles, volontaires et politiquement très investies, de la Commune de Paris aux temples de Palmyre, ou celles de tôle et d’acier qui forment les reliefs de la désertification industrielle, les églises de Naples procèdent d’une destruction involontaire et naturelle, pour tout dire accidentelle, que je les ai choisies. C’est aussi parce que, tendant vers le bas, le contraste y apparaissait d’autant plus stupéfiant dans ces lieux construits pour s’approcher du Très-Haut. C’est enfin parce qu’elles sont peu ou pas entretenues que ce qui y reste dressé malgré l’affaissement peut saillir encore plus nettement sur l’image et troubler ainsi, dans le désordre de la matière (bois, marbre, carrelage, acier…), l’illusion photographique de la profondeur.



5.   Il n’est pas anodin qu’un des textes les plus célèbres sur la ruine soit la nouvelle de l’écrivain allemand Jensen, Gradiva, fantaisie pompéienne (et Pompéi n’est qu’à vingt-cinq kilomètres de Naples), gardée de l’oubli par l’article que Freud publia en 1907 sur le délire et les rêves. Par-delà la ressemblance que le psychanalyste décèle entre l’enfouissement de Pompéi, cette disparition-conservation du passé et le processus psychique du refoulement, une idée me resta en mémoire de cette lecture, celle du voyage, de la fuite, comme moyen de protéger ce refoulement pour éviter qu’une fois révélé, il ne se transforme en délire. Bref, la double assimilation de l’enfouissement et du voyage avec le refoulement, métaphore et, peut-être, conséquence de ce projet photographique. Mais alors que la cendre de Pompéi a conservé, l’humidité de ces églises dégrade.



6.   Chaque intérieur est intemporel. Même daté, il est possible qu'il soit encore ainsi. La ruine fait perdre son âge à l’édifice. Toutes ces églises, fussent-elles construites au XVème ou au XVIème siècle, datent désormais de 1980. Le petit tableau à fresque de la crypte est tellement illisible qu’il ne renseigne plus sur une année. Et les éboulements ont fait étrangement remonter des fragments antiques, antérieurs à la construction de l’église, achevant de brouiller l’âge de ces pierres. La seule chose qui confère une présence à l’intérieur, c’est l’objet laissé par quelqu’un. L’objet (un meuble, un tableau, un jouet, un fil électrique, un sac poubelle) est le signe même de l’aléatoire et du passager. J’ai enlevé de la série définitive ceux qui, littéralement, étaient des restes humains : ces crânes dans une crypte ou, dans le renfoncement derrière ce qui reste de l’autel, cet incongru petit cercueil blanc, ou ce squelette d’oiseau religieusement disposé sur le sol, ou ce salon-cuisine maculé de poussière, encore entièrement meublé (gazinière, vaisselle, télévision), qu’ont dû abandonner, du jour au lendemain, leurs habitants menacés par l’écroulement de l’église mitoyenne, aujourd’hui encore debout.



7.   La ruine est un précipité d’histoires. Maintenant qu’elle n’a plus d’âge, donc de vérité historique, elle convoque la légende, au double sens du mot : ce que la ruine dénote (la légende explicative) et ce qu’elle connote (la légende légendaire qui fut, jusqu’ici, la principale substance de ce texte). Il y eut donc des noms et des dates : Santa Luciella ai Librai (remaniée en 1724), sainte patronne des aveugles, construite pour les tailleurs de pierre dont les yeux étaient souvent crevés par des éclats ; Santi Filippo e Giacomo (XVIème siècle) ;  Santa Maria stella Maris (1907) ; Presentazione di Maria al Tempio della Scorziata (1579), dont le voile noir tout plissé servant à retenir la chute de pierre est une image des plus saisissantes qui soit : mantille de deuil et puissance du pli (étirement, intensification, enveloppement, selon Deleuze) qui redoublent la consistance de la façade.



8.   Pourtant, dans cet essaim de pensées autres, au milieu des connotations proliférantes qui se forment toujours par contagion autour d’un projet (même une fois terminé), demeurait une tension, certainement irrésolue. Théophile Gautier, arpentant les rues détruites de la Commune de Paris, se risquait à comparer dans son Tableaux de Siège la brèche énorme d’un bâtiment éventré au Colisée de Rome pour conclure que par un sentiment qu’on nous reprochera, mais que nous pardonnera tout artiste, parce qu’il l’eût à coup sûr éprouvé, nous fûmes avant tout frappés de la beauté de ces ruines. Ce reproche fut exprimé sous forme d’avertissement par l’écrivain allemand W.G. Sebald : Tirer des ruines d’un monde anéanti des effets esthétiques ou pseudo-esthétiques est une démarche faisant perdre à l’art toute légitimité. C’est parce que ces ruines ne sont pas volontaires, qu’au mieux elles laissent aujourd’hui les morts plus tranquilles et qu’à ma connaissance, l’éboulement de ces églises n’a tué personne, qu’une image, s’approchant inévitablement d’un risque esthétique, était permise. Il n’y avait pourtant pas de recherche vraiment esthétique, plutôt l’envie d’un mince catalogue, frontal, semblable aux photographies documentaires des années 1930, qui joue moins sur les couleurs que sur l’espace, moins sur le sacré que sur la matière, moins sur les détails que sur l’ensemble.



9.   C’est à la faveur d’un bref reportage télévisé sur Paolo Barbuto, dans l’esprit « David contre Goliath » ou « Sisyphe heureux », que j’ai découvert les églises abandonnées de Naples et qu’il fallait être bien introduit pour en avoir les clés. Paolo est journaliste au quotidien napolitain Il Mattino. Grand bonhomme large et ferme, il a chroniqué des milliers de matches de football sans aimer ce sport, avant de se transformer en Don Quichotte, combattant d’une cause (laquelle, au juste ? La recension, l’entretien, la restauration, la réouverture des églises abandonnées de sa ville ?) qu’il sait perdue d’avance. Mais il ne se résout pas à cette mort de la mort que représenterait, pour lui, la disparition de ces ruines. L'amour des ruines empêche-t-il les hommes de construire de nouvelles choses ? Que serait le territoire si nous n'avions rien laissé détruit sans le restaurer ou le reconstruire ? Aurions-nous encore de la place et de la vie ? On voit tellement de travailleurs s'affairer pour maintenir en état les restes de Pompéi, dont un quart n'a pas encore été excavé. Faut-il tout conserver, tout restaurer, tout reconstruire ? Même les peintures parfois médiocres, et pour certaines irrécupérables, vues dans les cryptes de ces églises ? Mais ne doit-il subsister, d’un patrimoine si foisonnant, que les sommets les plus géniaux ? L'entretien des ruines est aussi une construction. Cet amour-là, celui du cantonnier de Pompéi ou du journaliste de Naples, est aussi constructeur, quoique plus modestement, accoucheur de quelque chose de nouveau. Quoi ? Une transsubstantiation des images, peut-être, une recomposition. Le matin, la musique du violon ou du piano, le son de la soprane, descend de la fenêtre du conservatoire, via San Pietro a Maiella. C'est une délicieuse entrée dans la vieille ville. Plusieurs fois par semaine, Paolo attend piazza San Gaetano, nœud historique de la ville, ancienne agora grecque, ancien forum romain, pour cueillir les histoires qui feront ses articles. C’est toujours de cette place que nous partions, tôt le matin pour que nos incursions restent discrètes. D’ici, on remarquait déjà le voile noir de la Scorziata.


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