Carnets (extraits non datés)



La force incomparable de la photographie est d’avoir raffiné les sujets de la peinture, d’avoir, par exemple, poussé dans ses retranchements la nature morte ou le paysage en se focalisant sur le plus que banal et le détail. Cette poésie flaneuse et vernaculaire est quasiment absente de la peinture. 


La collection de photographies de Marlene Dietrich permet un intéressant exercice de comparaison entre les regards. Nombre de photographes n’ont pas voulu ou pas su fixer la femme derrière l’actrice. Et, comme souvent, celui qui a le mieux accompli ce déshabillage est Richard Avedon sur cette grande image qui cadre surtout le visage de la femme. Mais même sur la planche contact d’une autre séance, un lit au milieu d’une pièce vide aux murs gris, on sent la gène de l’actrice qui s’abandonne un peu (trop pour elle, peut-être), tente de trouver une contenance de papier glacé en allumant une cigarette mais, comme un pantin, ne parvient pas à retrouver la pose assurée que lui confère si souvent cet accessoire (y compris dans le recoin du mur d’Irving Penn qui en dérouta plus d’un). L’étonnant est de comparer les différentes photos prises par Cecil Beaton, et de trouver, au milieu de ce paroxysme de la pose et de l’élégance, deux images de 1932 inversement aristocratiques où Marlene, sans maquillage, “s’amuse” de et avec ses cheveux mouillés. 


C., face aux photographies abstraites de Zbigniew Dlubak, me confie les préférer aux images “figuratives”. Elle peut au moins, ici, se livrer à une analyse formelle alors que, face aux autres, la recherche du symbole, et donc du sens, nécessite une certaine culture qu’elle juge ne pas avoir. De manière formidable, cette explication reprend la justification de Malevitch pour l’abstraction : “inventer” un langage formel, ne représentant plus rien qui existe si pur dans la réalité, éviter le recours à tout objet, personnage ou lieu figuratifs nécessairement chargés de sens par l’histoire, afin que même le spectateur sans culture ni mémoire puisse s’y sentir lié. Face à l’incompréhension quasi générale des spectateurs envers les tableaux de Malevitch, je désespère de les convaincre. J’en viens même à dire que le pari du peintre est (provisoirement) perdu : peut-être que l’oeil humain a un incurable besoin d’images “réalistes” ; sans doute n’a-t-il pas (encore) assimilé, après trente-cinq mille ans de peinture figurative, une peinture abstraite qui n’est que centenaire... Il était donc émouvant pour la première fois de trouver quelqu’un, pourtant versée dans la peinture, transposer l’argument de l’abstraction vers la photographie ; qui aurait été, pour Malévitch, la spectatrice idéale, celle pour qui il peignait. 



Irving Penn, c'est le chainon manquant entre l'esprit d'Atget - Sander et les portraits d'Avedon. Il prélève les petits métiers des deux premiers et les dépose dans son studio, face à son objectif, comme le second. Il n'y a plus de contexte, il n'y a pas encore de moi. C'est le rêve de tout photographe : vider de son image tout ce qui gênerait sa composition.
Les portraits de Sander dans son studio, selon un procédé que Penn reprendra, sont plus forts que le photographe. Ils ne sont pas enfermés dans une pose théatrale, mouvementée, aussi peuvent-ils toiser l'objectif, être à son niveau. Les modèles de Sander traversent l'objectif, ils s'adressent au monde. Ceux de Penn s'arrêtent à cette vitre d'aquarium dans un dispositif de pure théatralité.
Très peu des portraits de Penn atteignent à la puissance intérieure de ceux d'Avedon qui était beaucoup plus près de ses modèles.
Le problème vient peut-être de sa bienveillance : on n'offre pas de café à son modèle. On ne le met pas à l'aise, sinon qu'obtient-on ? Une pose convenue. Je lis partout que les portraits de Penn, notamment ceux de célébrités, sont d'une incroyable profondeur psychologique. Je n'y vois que de la pose, la répétition des clichés sur l'artiste torturé, ironique ou habité. Ce sont des portraits qui cachent sans rien dévoiler, comme ces guedra du Maroc sous leur voile. Du théatre.
Pour les célébrités, rien de grave. En revanche, pour les populations étrangères qu'il fait poser dans son studio, quand il semble les capturer comme on pique un papillon mort, c'est insoutenable, le même regard colonial sur des humains que la pose rend passifs et esclaves. A la merci du photographe, dans un misérabilisme de carte postale pour touriste de masse. Rien qui émancipe, aucun échange.
"Toujours ce silence. Je comprends pourquoi ces individus peuvent rester des heures, des journées assis sans dire un mot et regarder le ciel avec mélancolie". Cette phrase de Gauguin est pour Penn. Que peut-il ressortir de leur regard que cette mélancolie du bon sauvage que l'homme blanc s'est toujours plu à y voir ? Les petits enfants noirs ont l'oeil inquiet, les petites filles noires les memes yeux tristes et distants, la même bouche fermée que les tahitiennes de Gauguin.
La seule série à sauver est celle des cigarettes (cela vient de Evans mais personne n'était jamais allé aussi loin et isoler des déchets n'est pas isoler des vivants) et quelques natures mortes (bien que certaines, citant trop la grande tradition picturale, miche de pain entamée et mouche purulente, ne sont que pictorialisme vain).


Faire apparaître sur la photographie une couleur aussi dense et soyeuse qu’en peinture. D’accord, mais maintenant que j’y suis parvenu, je me sens dans une impasse.


“S’il n’y a pas un drame dans le tableau, on tombe dans le formalisme”. Kounelis


“L’art est une jouissance : un effort mais pas une contrainte”. Rodin


Ne m’intéresse que les oeuvres qui résolvent un problème. Pour qu’une oeuvre me touche, il faut qu’elle m’apprenne quelque chose. Au sens large de l’apprentissage, qui est loin d’être purement intellectuel. Apprendre joue de la mémoire et les choses que l’on mémorise le mieux sont précisément assises sur nos émotions. Je créé aussi pour cela.


Koudelka : la bonne photo (unique) ne sera liée à aucune autre mais elle sera une histoire en condensé. Elle ne peut naître de la détermination à poursuivre un sujet, à tourner autour d’une question sociale, d’un événement ou d’une atmosphère. Elle surgira dans les interstices, dans les marges des situations. Hasard et improvisation, comme au théâtre.



Penché sur une récapitulation de mon travail des derniers mois, notamment cette nouvelle “vie parisienne”, je note la transformation d’avec les photographies des années passées. J’ai longtemps pensé qu’une bonne photographie ne pouvait pas ne pas comporter d’humain.
L’écrivain égypto-parisien Albert Cossery répondait un jour qu’il ne pourrait jamais vivre à la campagne : “Que voulez-vous que je critique ? Les arbres ?”.
Beaucoup moins critique, ou alors en creux, mon travail d’alors semblait néanmoins guidé par ce précepte de vie. Mais depuis ma (re)découverte boulimique de la photographie objective des années 30 (Evans, Sander...), de la photographie américaine des années 60 et 70 (Egglestone, Leiter, Cohen, Meyerowitz...), et grâce à un nouvel appareil qui sait mieux rendre ce que je veux voir, je me satisfais maintenant d’humain au simple état de présence, même passée ; une trace, même involontaire. N’était l’écueil du pur formalisme à éviter, je peux aujourd’hui photographier n’importe où.



Cette série photographique sur les coulisses, lorsqu’elle m’envoie dans plusieurs lieux à la suite est épuisante. Ayant vu le documentaire de Claire Simon sur le concours de la Fémis, je sais maintenant que les candidats réalisateurs doivent composer trois plans en trois heures, certes sous le regard des jurés, mais avec toute la technique nécessaire et des comédiens dociles.
Quand je photographie des comédiens ou des danseurs dans leur loge ou les coulisses, je dois composer au moins quatre photographies (donc quatre plans) souvent en moins d’une heure et avec des modèles ni dociles, ni parfois tout à fait volontaires, en tout cas que je dérange un peu. C’est un exercice qui me laisse le cerveau éreinté. 



Photographier l’indignation est, plus encore qu’une autre scène, un visage ou un paysage, l’empailler dans l’oeuf. 


Anders Petersen : donc, une technique frontale, rapprochée, contrastée, en noir et blanc, usée au fil des ans, suffit à rendre photogénique et artistique n’importe quel objet banal, n’importe quel regard bancal, n’importe quelle image qui, prise en couleurs, serait anonyme, et devenir plus humaniste que tous ses indispensables aînés que l’on nomme pourtant ainsi. 


L’insidieux malaise qui surprend le regard à l’exposition “Un moment si doux” de Raymond Depardon est cet usage revendiqué d’une couleur douce, joyeuse, où, n’était le magnifique reportage sur Glasgow 1980 où la couleur sert à révéler la grisaille, rien n’attire, ne choque ou n’arrête l’oeil.
Cette constance dans l’éthique technique rend de facture égale des photos prises en 1970 et en 2013.
Surtout, elle égalise aussi, par cette absence de contraste, les situations représentées : une militante pour la victoire de Nixon semble venir de la même lumière que cette mère éthiopienne allaitant son enfant malingre. Or, rendre compte de l’une n’a pas la même implication ni le même sens que rendre compte de l’autre. C’est de là que vient le malaise.
Les paysages, rares ; les faubourgs en guerre ; les tremblements de terre ; les visites de chefs d’Etat ; les plages du Sud ; les falaises du Nord ; les paysans du Centre. Décontextualisés presque, désingularisés. Une prétendue absence de point de vue qui relativise tous les sujets, tragiques comme banals, les objectivise et ne met en avant que le regard bleu du photographe-Créateur. Comme ces chercheurs qui font insidieusement passer leurs idées derrière “l’objectivité” du sondage ou de la statistique.
“Ce sont des photos que tout le monde pourrait prendre mais que personne ne prenait”. Banalisation, relativisme.
Bien sûr j’entends que c’est une marque de style, qu’un photographe n’est pas nécessairement “engagé” et que “la vie est en couleurs”. Mais si la couleur rend naturellement l’image vivante, le noir et blanc rend mieux l’humain. Il n’est qu’à comparer la même photo de Depardon prise en couleurs et en noir et blanc : ce dernier dramatise, iconise et socialise immédiatement (au sens de donner un aspect “social”) - c’en est aussi le danger, la facilité - et permet de mieux traverser un visage ou un regard. L’Afrique en noir et blanc devient tout de suite misérable et apitoyante et triste. En couleurs, elle est banale comme une terrasse de café parisien. Quelle en est la vision la plus juste ? Laquelle serait la plus “démagogique” ?
A regarder de loin le long mur de ces images carrées, l’oeil survole, effleure, rien ne le happe, il pourrait être partout ailleurs regardant n’importe quel autre modèle. Rien, ou si peu, ne se fixera dans sa mémoire.
Ecrivant cela, je repense à la dernière phrase des Mots de Sartre : “Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui”. C’est peut-être ce que rendent les photos de Depardon, effleurant aussi leurs modèles, sans trop capter leur vérité. On dira que c’est une forme de timidité, de pudeur. Reste que si un procédé esthétique arase toute histoire, toute circonstance, toute singularité, quelle en est encore sa valeur ?  


Au sortir de l’exposition des photos de l’agence Magnum sur Paris, quelques mois après une autre sur Brassaï et la capitale, puis Doisneau et les Halles, etc. toutes ces images et ces manifestations sont de pures machines à nostalgie (rance, débile, extrême).
Formellement d’abord, puisque le grain ou au contraire la proximité nette des vieux clichés, leur cadre étudié, se perd dans les années 60 et leurs nouveaux objectifs, sans parler du flou et de la couleur des clichés contemporains. C’est précisément cette netteté que l’on révère comme authentique, typique, donc regrettée.
Dans l’image enfin, soit qu’on ait connu ces endroits aujourd’hui détruits ou transformés, soit qu’on leur trouve, à nouveau, une décrépitude charmante, une vie prétendûment plus simple, moins mécanique, plus sociable. Il n’y avait aucun Noir, aucun Maghrébin, donc, penseront certains, aucun problème. Pourtant, la ville était pauvre. Mais même cette pauvreté noir et blanc semble être douce. Il y avait plus d’air, plus de liberté, moins d’interdits - croit-on. Et surtout les gens semblaient moins seuls.



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